Au Conseil fédéral, Karin Keller Sutter se caractérise par sa virtuosité linguistique: les trois langues fédérales plus l’anglais, sans faute et sans accent. Elle a cependant trébuché sur une singularité méconnue du français en énonçant: «Il n’a pas été possible de réduire l’inégalité de l’imposition des couples mariés.» Cette déclaration pèche par la forme et dévoile une lacune de pouvoir.
Sur la forme: en français la voix passive implique la présence d’un complément d’agent qui désigne celui qui serait le sujet à la voix active: «Il a été décidé par le chef», «Le chef a décidé». Cette précision chirurgicale est une des singularités du français. Toute action a forcément un auteur et on ne peut le dissimuler. En anglais on peut dire «It has been decided» sans que l’on puisse en connaître le décideur. En français, il n’y a pas d’action qui tombe du ciel.
Un couple paie plus d’impôt s’il commet la maladresse de se marier plutôt que de rester en union libre
Jacques Neirynck
Ainsi en Suisse, il «n’a pas été possible» de corriger depuis des décennies la pénalisation du mariage. Un couple paie plus d’impôt s’il commet la maladresse de se marier plutôt que de rester en union libre. Voudrait-on ruiner l’institution que l’on n’agirait pas autrement. C’est absurde au point que personne ne puisse soutenir cette règle.
Mais sur le fond qui a décidé de cela et qui est incapable de le corriger. Mystère. A supposer qu’il tombe d’accord en son sein marqué par la concordance entre partis opposés, le Conseil fédéral ne peut rien changer à la législation sans que les deux chambres du parlement tombent d’accord sur le même texte. Comme le Conseil des Etats comporte deux sénateurs, quelle que soit la population du canton, un paysan d’Uri pèse quarante fois plus qu’un citadin zurichois. Dix pour cent de la population concentrée dans des cantons peu peuplés possèdent de fait un droit de veto. Le parlement est donc un frein puissant sur le modeste moteur du Conseil fédéral. Quand bien même le parlement serait d’accord, il faut encore que le peuple n’invalide pas sa décision. Nous vivons donc en acratie.
Personne d’identifiable, tout comme aucune institution, ne peut corriger une législation inique et absurde, destructrice du mariage, dont l’utilité sociale est évidente. Le pays est victime d’une sorte de fatalité à laquelle s’attaque une initiative des femmes PLR. Il n’est pas exclu qu’elle réussisse puisque Karin Keller Sutter est d’accord. Mais encore faudra-t-il que la procédure suive son cours majestueux pendant un couple d’années. Et si la décision est positive, on apprend qu’il faudra dix ans pour la mettre en œuvre. En un mot, la machine se met en branle tous freins serrés.
Si l’injustice fiscale n’est qu’un détail comparé au défi climatique, à la menace d’une guerre, au déluge migratoire, comment le gouvernement figuré par le Conseil fédéral pourrait-il empoigner ces trois objets urgents? L’acratie n’est un long fleuve tranquille que dans une plaine mais elle se révèle déficiente face à l’urgence. S’il «n’a pas été possible» de corriger un détail, comment espérer que l’armée soit mise en ordre de bataille dans les délais imposés par l’agressivité russe? Comment prévenir le réchauffement climatique? Comment enrayer la prochaine épidémie? A posteriori on dira: «Il n’a pas été possible.»