Plantons d’abord brièvement le décor: une «acquisition tueuse» est une opération de rachat, orchestrée généralement par une grande entreprise, et qui vise à acquérir une start-up en vue de casser son élan ou de neutraliser ses innovations. Le grand groupe considère que la jeune pousse (qui en est à ses débuts et n’a généralement pas encore atteint la phase de commercialisation) constitue un danger majeur pour sa propre position concurrentielle et souhaite briser son développement dans l’œuf. Les secteurs particulièrement touchés sont ceux où l’innovation est clé comme le numérique et le domaine pharmaceutique/biotech.
A un degré moindre, une acquisition «prédatrice» ne souhaite pas forcément annihiler toute innovation, mais augmenter sa propre communauté d’utilisateurs ou empêcher toute alternative à ses propres solutions sur un marché donné. Quelle est la véritable ampleur de cette tendance? Des analyses américaines, étalées sur 20 ans dans l’industrie pharmaceutique, évaluent les acquisitions tueuses à 6% des opérations réalisées, des chiffres loin d’être négligeables et en constante augmentation.
Devant ce phénomène, les autorités de la concurrence sont doublement démunies. D’une part, elles ne peuvent généralement intervenir que si les transactions atteignent un certain seuil ou si les chiffres d’affaires combinés post-acquisition représentent un certain pourcentage de l’ensemble des ventes sur un segment de marché donné; toutefois la jeune pousse ciblée n’a bien souvent pas eu le temps de générer de quelconques recettes.
La responsabilité première incombe donc aux dirigeants de start-up eux-mêmes qui doivent identifier avec soin les intentions d’éventuels acheteurs
Jean-Blaise Roggen
D’autre part, l’enquête et la décision des autorités de la concurrence ont généralement lieu avant le bouclement de la transaction. Or c’est avec le temps que l’on peut juger du caractère «tueur» d’une acquisition (abandon de projets de recherche majeurs, non-dépôts de brevets, réduction majeure des financements, etc.). Pour remédier à cela, la Commission européenne a eu recours à une «rustine» juridique, sous la forme de l’article 22 du Règlement 139/2004 (dont l’usage a été contesté par la Cour de justice pour l’affaire Grail vs Illumina), ainsi qu’à des dispositions spéciales dans le Digital Markets Act d’octobre 2022. Toutes deux permettent un abaissement des seuils d’intervention et une rétroactivité (six mois) des revues d’approbation, mais ces outils juridiques restent partiels et imparfaits.
A l’heure actuelle, il n’existe pas de remède miracle contre ces pratiques destructrices. La responsabilité première incombe donc aux dirigeants de start-up eux-mêmes, qui doivent identifier avec soin les intentions d’éventuels acheteurs, imaginer des moyens de préserver leurs créations et résister autant que possible aux offres d’achat alléchantes de la part d’entreprises susceptibles de développer des stratégies monopolistiques hostiles à l’innovation et à la croissance.