Les travaux de Thomas Piketty et ses co-auteurs montrent que les salaires représentent une part décroissante du PIB dans plusieurs pays, notamment anglo-saxons. La Suisse fait exception à ce schéma, avec une part des salaires en hausse régulière depuis 2010. Ce sont en fait les bénéfices des entreprises qui montrent un recul durable, une évolution est assez unique en comparaison internationale.
Le PIB vu par les revenus
Une des décompositions du PIB nominal se fait sous l’angle des revenus, montrant comment les facteurs de production sont rémunérés. Concrètement la production est payée sous forme de salaires, d’amortissements, de bénéfices nets, et d’impôts perçus sur la production (nets de subventions). La figure ci-dessous montre qu’entre 1990 et 2010 cette répartition est restée globalement stable, la masse salariale oscillant autour de 56% par exemple.
La donne a changé depuis 2010, avec une hausse claire de la part des salaires, qui représente près de 60% du PIB actuellement. A l’inverse, la part des bénéfices nets montre une tendance au recul, atteignant 15% du PIB contre près de 20% auparavant.

Cette évolution peut paraître surprenante, car de fortes hausses de salaires ne sont pas l’impression qui prévaut. Il faut rappeler deux éléments. Tout d’abord, la masse salariale reflète également le niveau d’emploi, et augmente lorsque le chômage diminue, et ce même si les salaires ne bougent pas. Ensuite, les chiffres montrent la part au PIB. Si la hausse de celui-ci est modérée, par exemple du fait d’une inflation basse, alors la part de la masse salariale peut monter même si en chiffres absolus cette masse n’augmente que modérément. Bien entendu, il est possible que la répartition de la masse salariale entre bas et hauts salaires ait changé, mais il s’agit là d’une question distincte de la répartition entre revenus du travail et du capital.
Si défi il y a au niveau macroéconomique, il est plutôt sous forme de pressions sur les bénéfices des entreprises, et ce depuis bientôt une dizaine d’années. Faisant face à de nombreux défis, comme le franc fort et une croissance européenne peu marquée, la Suisse a réagi comme le ferait une entreprise qui maintient son volume d’affaires, l’emploi, et les salaires, en absorbant les pressions dans les bénéfices. Cela implique un risque à long terme si cette pression pèse sur les investissements et l’innovation, lesquels sont souvent financés sur fonds propres.
Une perspective plus large
Pour évaluer la situation suisse en comparaison internationale, nous prenons les données de l’OCDE. La figure ci-dessous montre l’évolution de la part de la masse salariale. Le graphique de gauche montre la situation prévalant jusqu’en 2005 (part moyenne au PIB), et celui de droite le changement entre 2005 et le dernier trimestre 2023. Deux constats émergent. Tout d’abord, la Suisse était initialement un pays où une part substantielle du PIB allait aux salaires jusqu’en 2005. Fait peu connu, c’était aussi le cas des Etats-Unis. Ensuite, cette part a augmenté en Suisse depuis 2005, alors qu’elle a reculé dans la plupart des pays, et surtout outre-Atlantique.

Qu’en est-il des autres facteurs? Les données de l’OCDE nous donnent les bénéfices bruts (somme des amortissements et des bénéfices nets), ainsi que les impôts nets de subventions. Jusqu’en 2005, la part des bénéfices en Suisse si situait dans la moyenne internationale. Depuis lors, cette part a reculé, au contraire de la plupart des autres pays qui montrent soit une stabilité, soit une hausse. Pour ce qui est des impôts nets, leur part au PIB dans notre pays se situe au bas de l’échelle par rapport aux autres pays, et n’a connu qu’un changement modéré comparé à une baisse plus marquée hors de nos frontières.

