L’avenir est sombre pour les comptes publics. Du moins est-ce le pronostic de la Confédération, qui a présenté un déficit structurel de 1,6 milliard de francs pour 2022, soit 2,1% des recettes ordinaires prévues dans le budget. Ce déficit s’explique surtout par les dépenses extraordinaires liées au Covid et à l’accueil des réfugiés ukrainiens. Berne s’attend en outre à un déficit de respectivement 1,1 milliard, 3 milliards et 3,1 milliards pour les années 2024 à 2026.
Le 8 décembre dernier, lors d’une conférence de presse signant notamment son arrivée à la tête du Département fédéral des finances (DFF), Karin Keller-Sutter a été interrogée sur le genre de grande argentière qu’elle serait par rapport à son prédécesseur Ueli Maurer, parfois qualifié de «Sparfuchs» (renard économe). La Saint-Galloise avait répondu qu’elle serait une «Sparfüchsin», marquant sa volonté de continuité en matière de sévérité budgétaire.

La conseillère fédérale a ainsi annoncé une série de coupes pour 2024, touchant à tous les départements – qui seront débattues au Parlement en décembre. Pour lancer le débat, L’Agefi pointe deux incohérences dans ces annonces et présente des propres propositions de coupes et de dépenses. Il ne s’agit pas pour nous d’avancer des arguments politiques, mais de défendre une logique financière et l’efficacité économique. Pour la suite de cette opération, nous avons invité Karin Keller-Sutter à réagir ces prochains jours.

Deux incohérences
1. Marche arrière sur la transition énergétique
Le 15 février dernier, lors de la présentation du budget 2024, la libérale-radicale a annoncé, entre autres mesures, la suppression de l’avantage fiscal pour les voitures électriques. Actuellement exonérées de l’impôt de 4% auquel sont soumis les véhicules à moteur thermique et qui est perçu sur le prix à l’importation, elles devront s’en acquitter à partir de 2024. Le DFF s’attend ainsi à une recette supplémentaire de 150 millions de francs par an. Est-ce pourtant efficace alors que la Confédération souhaite réduire les émissions de gaz à effet de serre pour lutter contre le réchauffement climatique?
«Si 50% des voitures en Suisse étaient électriques, je pourrais comprendre son choix, mais il me paraît prématuré à l’heure où ce chiffre est de 20%, réagit l’économiste Jean-Pierre Danthine, directeur d’Enterprise for Society Center (E4S) et ancien vice-président de la Banque nationale. C’est même regrettable, dans la mesure où il faut absolument accélérer la transition énergétique.»
2. Faible coût de la dette
La seconde incohérence de la cheffe du DFF a trait à ce qui s’avère «le meilleur ami d’une Ministre des Finances» selon la principale intéressée: le frein à l’endettement. Tout populaire que soit ce levier constitutionnel permettant au pays de ne pas se retrouver avec plus de dépenses que de recettes, le budget d’un Etat n’est pas comparable à celui d’un ménage. Karin Keller-Sutter a pourtant affirmé le contraire le 15 février, illustrant sa mission par l’image d’un foyer avec des comptes à équilibrer chaque année.
Cette approche ne tient pas compte du fait qu’un Etat dispose d’un horizon temporel bien plus long qu’un ménage. Ce qui importe est de maintenir sous contrôle la dynamique de la dette. Comment justifier, par exemple, vouloir rembourser d’ici à 2035 celle, conjoncturelle, provoquée par la crise Covid? Une telle pandémie, historique, ne devrait pas se reproduire de sitôt, comme le prévoit pourtant l’exécutif. En cela, l’avis de la commission des finances du Conseil national, qui souhaite un remboursement d’ici à 2031, est encore moins justifiable.
❓Karin Keller-Sutter mise sur le frein à l'endettement et approche la dette comme celle d'un ménage. Elle veut rembourser d’ici à 2035 celle, conjoncturelle, provoquée par la crise Covid. Selon vous, cette méthode est:
— AGEFI Suisse (@Ageficom) April 21, 2023
«Tel que le frein à l’endettement est conçu actuellement, nous avons plutôt affaire à une marche arrière, commente le professeur d’économie à l’Université de Lausanne Marius Brülhart. De l’introduction de cet outil en 2003 jusqu’avant la crise Covid, la dette a non seulement reculé en proportion du produit intérieur brut (PIB), mais aussi en valeur nominale.»
Le taux d’endettement de l’ensemble des administrations publiques de Suisse était de 41% du PIB en 2021, contre 77% en Allemagne et 90% pour la moyenne des pays de l’OCDE, selon les chiffres de l’Organisation de coopération et de développement économiques. De plus, «les dépenses ordinaires en pourcentage des dépenses de la Confédération ont reculé de 7,1% en 2007 à 1,0% en 2021, en raison de la diminution de la dette et de taux d’intérêt bas», écrit l’Office fédéral de la statistique dans un rapport.

Deux coupes judicieuses
1. Arrêt du soutien aux réductions de primes d’assurance maladie
La Confédération soutient les cantons pour la réduction de primes maladie octroyée aux assurés de condition économique modeste. On peut y voir une intrication inefficace des tâches. C’est ce qu’avance Avenir Suisse. Dans son «contre-budget libéral» publié en 2017 et inspiré de la tradition d’organismes anglo-saxons tel le C.D. Howe Institut canadien, le groupe de réflexion libéral propose que Berne se retire du cofinancement de cette mesure sociale.

La politique de la santé est en effet avant tout une compétence cantonale. Selon Jérôme Cosandey, directeur romand d’Avenir Suisse, «remettre entièrement cet instrument aux mains des cantons permettrait de mieux le cibler». En effet, «la classe moyenne supérieure touche aujourd’hui des réductions de primes dans certains cantons». Cette décentralisation permettrait «une plus grande adaptation aux réalités locales, sans toucher au niveau des aides pour les revenus les plus bas». Un tel changement donnerait lieu à une «concurrence cantonale en matière de conditions d’accès et donc à une meilleure efficacité globale à terme», assure-t-il.
«Etant donné que les contributions des cantons n’ont pas suivi la croissance des coûts de l’assurance maladie, la part fédérale est passée de 100 à 126% de la contribution des cantons pour la période 2010-2014», écrit Avenir Suisse dans son document. La suppression de la participation fédérale allégerait le budget de la Confédération de quelque 2,9 milliards de francs, soit le total qu’elle a dépensé en 2020, année la plus récente dans les statistiques de l’Office fédéral de la santé publique.

2. Suppression de l’armée
La Suisse est un pays neutre. Elle dispose pourtant d’une armée. Cette défense nationale lui a coûté 6,5% de son budget 2022: elle représente «plus de 80% des 6,4 milliards de francs dévolus à la sécurité», selon l’Administration fédérale des finances. Ce poste de dépense représente 2,2 points de pourcentage de plus que le budget de l’agriculture (3,5 de milliards de francs, d’après la même source). Or, supprimer l’armée ne serait pas incohérent dans l’optique d’une neutralité complète.

Bien sûr, une telle mesure impliquerait une approche de la sécurité extérieure de la Suisse très différente de celle qui prévaut actuellement. Sans vouloir aborder cette question, car ce n’est pas le sujet ici, citons le fait que ce pays est entouré de voisins armés, qui devraient d’abord être envahis en cas d’attaque contre la Suisse. En outre, celle-ci ne saurait résister très longtemps face à l’ennemi avec son armée actuelle.
Enfin, sans défense nationale, il n’y aurait plus d’industrie de la défense. La question des exportations d’armes, comme aujourd’hui dans le contexte de la guerre en Ukraine, ne se poserait plus. Une clarté qui libérerait la Suisse de certaines pressions politiques. Des pressions dont fait parfois les frais la place économique.
Deux dépenses rentables
1. Investir pour décarboner l’économie
En signant l’Accord de Paris sur le climat en 2015, la Suisse s’est engagée à atteindre le «zéro émission nette» de CO2 d’ici à 2050. Le retrait de la contribution fédérale à la réduction individuelle des primes maladie et une part des montants investis actuellement dans l’armée apporteraient des moyens supplémentaires au gouvernement pour qu’il assume ses engagements.
L’Association suisse des banquiers évaluait dans une étude publiée en juin 2021 que 12,9 milliards de francs devaient être investis chaque année pour que l’objectif 2050 soit atteint. Le financement de grands chantiers est donc indispensable.

Outre l’exonération pour les voitures électriques, mentionnée plus haut, l’équipement du pays en bornes pour les recharger est aussi urgent, de même que l’amélioration du processus de production en termes de performance énergétique ou les rénovations de bâtiments. Teddy Püttgen, professeur honoraire à l’EPFL et ancien directeur du Centre de l’énergie abrité par cet établissement, rappelait en mars dans L’Agefi qu’en Suisse, «comme dans la plupart des pays industrialisés, le taux de rénovation immobilier est de l’ordre de 1,5% par an», «ce qui est beaucoup trop lent.» L’expert plaide pour une rénovation «par étapes à partir d’un plan global pour l’électricité, le chauffage, le gaz et les stockages» et par quartiers. Il pointe aussi la nécessité de ne fermer la porte à aucune source d’énergie décarbonée, y compris l’hydrogène et le nucléaire, dont le pays aura besoin pour son autosuffisance, ses voisins suivant la même stratégie.
2. Des baisses d’impôts en faveur de l’entrepreneuriat et de l’innovation
La réforme de l’OCDE fixant à 15% le taux d’imposition minimale pour les multinationales sera soumise au vote populaire le 18 juin. Si elle est acceptée, 25% des nouveaux revenus qu’elle générera reviendront à la Confédération, 75% aux cantons. Selon le principe d’équivalence entre les bénéficiaires de prestations et ceux qui les financent, ces recettes pourraient être utilisées pour améliorer les conditions cadre autres que fiscales pour les multinationales.

«Au niveau fédéral, il importe d’agir avec pragmatisme dans un contexte de concurrence accrue», soutient Vincent Subilia, directeur général de la Chambre de commerce, d’industrie et des services de Genève (CCIG). «A ce titre, on pourrait imaginer que ce soutien se traduise par la compensation des charges sociales ou le financement de locaux pour des sociétés innovantes», indique Mohamed Atiek, collaborateur politique de la CCIG. «Certaines start-up qui bénéficient d’un accompagnement de pointe en Suisse partent à l’étranger dès qu’elles commencent à se développer et à s’acquitter d’un impôt comparativement trop élevé: cela ne doit plus se produire», conclut Vincent Subilia.
L’abolition de l’armée, rapportant 5,1 milliards de francs à la Confédération, lui permettrait de prendre de telles mesures, tout en supprimant des prélèvements contestables impactant les entreprises. La redevance audiovisuelle en est un exemple. Toute firme doit s’en acquitter alors qu’employés et employeurs la paient déjà. D’après l’Administration fédérale des contributions, le volume total de cette redevance payée par les entreprises s’est élevé à 154,1 millions de francs en 2021.
Le solde des économies réalisées grâce à l’abandon de l’armée pourrait servir à réduire l’impôt sur le revenu au niveau national. Cette part de l’impôt fédéral direct, totalisant 6 milliards de francs en 2022, a un impact sur le porte-monnaie des contribuables et donc sur l’épargne et la création de richesse.