Si le développement de nouveaux produits et l’innovation technologique ne jouent qu’un rôle limité dans la formidable croissance de Rolex entre 1960 et 1990, c’est bien la stratégie marketing de l’entreprise qui lui permet de s’imposer comme la première marque horlogère du monde durant cette période. Rolex présente certes une stratégie originale depuis l’entre-deux-guerres en termes de positionnement sur le marché, avec le développement d’un produit spécifique: la montre-bracelet de haute précision, étanche, automatique et produite à l’échelle industrielle. Toutefois, le modèle Oyster ne représentait alors qu’un type de montres parmi d’autres. Ainsi, jusqu’à la fin des années 1950, Rolex ne se distinguait pas vraiment de ses concurrents sur le marché, et sa communication était centrée sur les caractéristiques intrinsèques, techniques, du produit: Rolex était avant tout une montre de grande qualité. Comme Longines, Omega ou Zenith.
Le discours sur l’excellence du produit ne s’efface pas après 1960. Plusieurs publicités continuent de mettre en scène Rolex comme un produit indestructible et comme la marque à l’origine des montres étanches, mais elles se font rares alors qu’elles dominaient largement la communication jusque-là. De même, Rolex abandonne les concours de chronométrie vers la fin des années 1950. L’obtention de premiers prix et de records n’est plus considérée comme prioritaire et disparaît de la communication de Rolex. Ainsi, au cours des années 1960, on assiste à une transition fondamentale dans le discours de la marque: Rolex n’est plus simplement une montre exceptionnelle, mais une montre qui s’adresse à des personnalités exceptionnelles. Elle est la première marque horlogère à inscrire la distinction sociale au cœur de sa stratégie marketing. Rolex incarne la réussite individuelle et c’est sur cet objet que se concentre désormais sa communication.
La transition n’est cependant pas naturelle. Elle fait l’objet de discussions et de négociations entre Montres Rolex SA et son principal agent publicitaire, JWT. En 1962, alors que les managers de Rolex songeaient à insister sur les innovations techniques apportées à ses produits et les nouveaux modèles lancés sur le marché, JWT propose quelque chose de totalement différent, avec sa campagne The Great Names: «La campagne mettra en scène des personnalités de premier plan dans divers domaines, dont l’influence modifie le mode de vie habituel.» Par ailleurs, JWT explique que le message sur les personnes qui dirigent le monde n’est pas qu’un slogan publicitaire. Il doit s’accompagner d’actions qui incarnent ce slogan et lui donnent de la crédibilité. Il s’agit notamment de faire en sorte que les personnes qui comptent portent une Rolex. JWT conseille par exemple aux directeurs de Rolex d’envoyer une brochure de présentation de leur marque «à tous les cadres importants employés en Suisse par des sociétés américaines […] avec une lettre dactylographiée personnelle. […] Rolex devrait envoyer des copies, toujours avec des lettres personnelles, à tous les cadres importants connus personnellement de ses directeurs.» Cette nouvelle stratégie s’inscrit dans la continuité d’une première série de publicités lancée au cours des années 1950 sur le thème «Les hommes qui guident les destinées du monde portent des Rolex». Ce discours, qui était encore secondaire au milieu d’une stratégie narrative portant sur l’excellence technique, devient dominant après 1960.
*«La fabrique de l’excellence», Pierre-Yves Donzé, mars 2024, éditions Alphil, 300 pages, 33 francs.