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L’exportation planifiée des travailleurs

La stratégie de certains pays africains interpelle, à première vue. Par Jacques Neirynck

«Le président du Keyna, William Ruto, pousse les jeunes à émigrer. Il conclut des accords avec l’Allemagne, le Canada, l’Arabie saoudite.»
KEYSTONE
«Le président du Keyna, William Ruto, pousse les jeunes à émigrer. Il conclut des accords avec l’Allemagne, le Canada, l’Arabie saoudite.»
Jacques Neirynck
Ancien conseiller national
08 octobre 2024, 18h30
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Pendant longtemps l’exode des cerveaux fut considéré comme une malédiction. Or on commence à l’organiser: au Kenya, le président William Ruto pousse les jeunes à émigrer. Il conclut des accords avec l’Allemagne, le Canada, l’Arabie saoudite. Pour des emplois faiblement qualifiés comme conducteur de bus mais aussi pour les diplômés universitaires qui ne trouvent pas d’emploi dans leur pays.

C’est apparemment insensé car un pays africain ne peut se développer que s’il mobilise tous ses jeunes bien qualifiés: il manque toujours des juristes et des enseignants, des médecins et des ingénieurs. Ils risquent déjà de partir de leur plein gré, mais c’est un non-sens politique de les livrer aux pays développés.

Cette apparente contradiction possède des raisons multiples. Tout d’abord un émigrant travaillant dans un pays riche transfère une partie de son salaire pour soutenir sa famille demeurée au pays. Tout immigrant est donc une source potentielle de revenu national. Il est une autre raison plus occulte: les jeunes universitaires sont contestataires par nature et un président dictateur est tenté de les éloigner. Enfin, il existe peut-être une troisième raison, strictement opaque. La livraison de jeunes diplômés à un pays en pénurie de main-d’œuvre donnerait-elle lieu à des compensations occultes, voire à de la corruption? On n’en sait rien mais on ne peut l’exclure.

Il ne serait pas possible de maintenir une industrie et une recherche de pointe en Suisse si on se bornait au recrutement indigène

Jacques Neirynck

L’aide au développement se mue donc en encouragement au sous-développement, sans que cela soit bien perçu ou assumé par les deux parties. On perpétue ainsi le clivage du monde en deux zones: l’une qui se dépeuple, vit dans l’abondance et importe des matières premières; l’autre dont la population explose, qui vit dans le dénuement et qui exporte maintenant non seulement des matières premières mais aussi sa main-d’œuvre la plus qualifiée. Cela semble une fatalité pour une économie mondialisée.

La Suisse n’est pas indemne de ce processus, même si elle n’a pas de tradition coloniale. Il ne serait pas possible de maintenir une industrie et une recherche de pointe si on se bornait au recrutement indigène. Selon certaines sources, jusque 40% des médecins pratiquant sur le territoire auraient été formés à l’étranger, principalement dans l’Union européenne (UE), mais pas seulement. Et les praticiens manquant dans ces derniers pays sont remplacés par des médecins provenant des pays les moins avancés.

On se heurte ainsi à une constante géopolitique: il existe des pôles de développement qui attirent au-delà de leurs frontières et qui sont obligés de le faire s’ils veulent atteindre l’excellence. Aux alentours de la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis ont atteint le sommet du développement scientifique en absorbant massivement des chercheurs européens dont on découvrait le «brain drain» avec consternation. Cette fuite des cerveaux ne serait pas produite si deux guerres n’avaient pas ravagé le Vieux Continent.

De même, cet exode hors de l’Afrique est le résultat du chaos qui y règne avec la guerre, la corruption et la disette. Il est naturel que ceux qui le peuvent la quittent et que le dictateur local en vienne à encourager le mouvement pour ne pas succomber à la démocratie. Mais faut-il encourager cette pratique ou même la considérer comme normale?