Plusieurs grands médias français ont refusé de publier cette opinion parce qu’ils la jugeaient polémique. Un débat de fond sur la légalisation du cannabis mérite pourtant d’exister. L’Agefi y contribue en la diffusant alors que la Suisse a choisi une voie libérale pour y répondre.
Faut-il légaliser le cannabis? Question à première vue saugrenue: il s’agit d’une drogue qu’il peut sembler naturel d’interdire. Mais ce raisonnement ne tient pas. La France en est l’illustration flagrante, pays européen à la fois le plus répressif en la matière et où la consommation est la plus élevée!
Comparons les deux politiques envisageables. Interdire favorise le développement d’un marché noir finançant des réseaux mafieux (il serait à l’origine de la moitié des profits issus du trafic de drogue en France) et induit un coût important pour l’Etat – plus d’un million d’heures de travail des forces de police sans parler de l’engorgement de la justice. Légaliser permet aux pouvoirs publics d’en contrôler l’accès, la qualité et de lever une taxe. Il s’ensuit une hausse de la consommation, mais les études menées sur les pays ayant expérimenté cette politique indiquent qu’elle concerne essentiellement des adultes qui consommaient déjà et observent au contraire une baisse de la consommation chez les jeunes, notamment dans les Etats de Washington et du Colorado.
Affaiblir au maximum le marché noir suppose que le marché légal dispose de cannabis de qualité, en quantité suffisante, avec un prix de départ suffisamment bas
Frédéric Cherbonnier
En France, la moitié des jeunes de 15 ans ont déjà fumé un joint et trouvent jusque dans leur cour d’école des dealers susceptibles en outre de leur proposer d’autres drogues. Ils auront beaucoup plus de mal à y accéder si celle-ci est accessible dans des officines contrôlées par l’Etat avec interdiction de vente aux mineurs.
On ne fera pas disparaître le cannabis: il faut choisir la politique la moins dommageable et la légalisation l’emporte largement sur la prohibition. Il est en effet relativement peu nocif pour les adultes – moins addictif notamment que le tabac et l’alcool, sans générer d’overdose ni rôle passerelle significatif vers des drogues plus dures. Sa légalisation conduit généralement à une baisse de la consommation de tabac et d’alcool et permet d’en développer l’usage à des fins thérapeutiques. Il agit en revanche sur le cerveau en développement des jeunes avec des effets très néfastes — déclenchement de psychoses, baisse de la mémoire à court terme.
Tout dépend de la façon dont cette légalisation est mise en place. Affaiblir au maximum le marché noir suppose que le marché légal dispose de cannabis de qualité, en quantité suffisante, avec un prix de départ suffisamment bas. Cela n’a pas été le cas en Uruguay (pays initiateur de cette démarche en 2013), au Canada et en Californie, d’où les bilans mitigés de cette politique dans ces pays. Mieux vaut ne pas en confier le commerce à des acteurs privés qui emploieront des stratégies de marketing pour rehausser la demande à l’instar de ce qui a été fait dans certains Etats américains.
Confier cela à un monopole public, similaire au monopole de l’Etat français sur la vente au détail de tabac, semble plus prudent. Enfin, il faut faire respecter l’interdiction de vente aux mineurs – ce que la France est incapable de faire pour le tabac et l’alcool: près des deux tiers des établissements concernés ne la respecteraient pas.
Légaliser la production et la distribution de cannabis placées sous monopole public afin d’affaiblir les réseaux mafieux et d’en réduire la consommation chez les jeunes. Cette orientation commence à faire consensus dans le monde. Ainsi, de plus en plus de pays optent pour la légalisation, notamment 24 Etats américains dont certains conservateurs comme l’Arizona ainsi que très récemment l’Allemagne. Aucun ne souhaite revenir en arrière. La Suisse, de son côté, autorise la culture de chanvre à titre privé et a lancé récemment des expérimentations de vente de cannabis récréatif.
En France, l’argumentaire présenté ici a été brillamment développé par l’économiste Emmanuelle Auriol dans son livre Pour en finir avec les mafias et dans un rapport remis au premier ministre [1] et dans le cadre d’interventions auprès de nos députés. Pour autant, alors que la population est majoritairement pour la légalisation, le gouvernement préfère s’entêter dans une politique répressive qui a démontré son inefficacité.
[1] Auriol, E., &Geoffard, P. Y. (2019). Cannabis: comment reprendre le contrôle?. Les notes du Conseil d’analyse économique, (4), 1-12.