débat réalisé avec Frédéric Lelièvre
Que retenir de l’année 2020? Quels changements durables la pandémie de coronavirus a-t-elle produit? Quels enseignements les investisseurs peuvent-ils en tirer? Ce sont les questions que nous avons posées à trois représentants de l’Isag. Chaque trimestre, L’Agefi interroge plusieurs représentants de cette association qui regroupe les responsables des investissements et les économistes en chef-fes d’une vingtaine d’établissements financiers basés en Suisse romande.
Le débat s’est tenu le 14 décembre et a réuni Mourtaza Asad-Syed (Landolt & Cie), Fabrizio Quirighetti (Decalia) et Eric Vanraes (Banque Eric Sturdza). La première partie de cette discussion revient sur cette année hors norme. La seconde paraîtra le 6 janvier 2021. Les débatteurs prendront le risque d’imaginer à quoi pourrait ressembler la nouvelle année.
Rien ne semble contrarier l’optimisme des marchés boursiers. Ils se sont effondrés à partir février, lors de l’arrivée du Covid-19 dans les pays développés. Ce qui est plus étonnant, c’est qu’ils soient repartis à toute vitesse fin mars, en plein confinement. Depuis lors, ils ont continué dans une certaine exubérance, en particulier aux Etats-Unis, qui contraste avec la situation économique plutôt morose. Quel moment fort retenez-vous de cette année?
Eric Vanraes: Le tournant de l’année est le 23 mars. On est passé de la panique, de la crainte d’une récession violente à une lueur d’espoir grâce aux interventions des banques centrales et des gouvernements. Cet élan commun a favorisé les marchés financiers. Il y aura eu un avant et après 23 mars.

Mourtaza Asad-Syed: Je dirais plutôt la mi-mars. C’est à cette période qu’on s’est rendu compte que cet évènement du Covid-19 commence à s’amplifier. Nous le prenions un peu pour un petit écoulement, avant de réaliser que c’est une avalanche. On se rend compte alors que le monde entier va être englouti dans une pandémie qui est incontrôlable. Si le 23 mars le marché craque, et atteint son point le plus bas, cela faisait au moins dix jours qu’on avait ce sentiment de panique grandissante. Les marchés en subissaient déjà les conséquences.
J’ajouterais la période du 15 mars au 15 avril, qui pour moi symbolise le moment où le monde a changé. Contrairement à la crise de 2008, où il n’y avait eu que l’intervention des banques centrales pour tenter de court-circuiter la crise financière, il y a aussi eu cette année l’action des gouvernements. Ils ont réagi tout aussi vite avec des aides massives. En tant que stratégistes d’investissement, nous avons été pris de court.
E.V: Précisons que le 15 mars, c’est le jour où la Fed a abaissé la fourchette de ses taux directeurs entre 0% et 0,25%.
M.A-S: Oui, mais rien ne s’est passé immédiatement, au contraire les marchés ont continué à baisser...
Ce sont donc ensuite les gouvernements qui ont redonné confiance aux marchés.
E.V: C’est ça. Comme l’avait dit le ministre français, alors Gerald Darmanin des finances: «Quand la maison brûle, on ne compte pas les litres d’eau pour éteindre l’incendie.»

Et vous Fabrizio Quirighetti, quel est votre moment clé de l’année?
F.Q: Je vais suivre mes confrères et dire le mois de mars aussi. Nous l’avons passé à régler les problèmes les uns après les autres. Après le 23 mars, nous avons eu une sorte de mélange entre la crise de 2008 et de la crise de la dette souveraine européenne de 2010, couplée à la vitesse du krach boursier d’octobre 1987. C’est ça qui a été assez surprenant cette année: aussi bien la chute que le rebond ont été rapides.
M.A-S: De plus, cette crise n’a pas eu un effet de rupture, mais plutôt de continuité sur les marchés. Si on s’amuse à comparer la situation à la mi-avril avec celle de la mi-mars, on constate que les actifs gagnants sont les mêmes: l’or avait déjà commencé à s’apprécier en début d’année, tout comme les titres technologiques qui brillaient. C’est une grande différence par rapport à la crise de 2008, au cours de laquelles les banques qui étaient alors leader sur les marchés se sont retrouvées à la traîne.
Vous mentionnez l’or. Le métal jaune a pourtant eu d’étranges comportements de sous le coronavirus. L’once est montée jusqu’à 1700 dollars en mars, puis a connu une baisse, jusqu’à repasser sous les 1500 dollars au matin du 23 mars. Et en août, le cours a dépassé la barre des 2000 dollars, battant un précédent record de 2011...
F.Q: En fin de compte, rien de surprenant. Dans les crises, le cours de l’or baisse et ne monte qu’après les interventions des institutions monétaires qui poussent les taux réels en territoire négatif. Il faut savoir qu’en plein milieu d’une crise, la peur est celle d’une déflation. Et s’il y a une déflation, il n’y a pas besoin d’avoir de l’or, mais simplement du cash et des obligations de bonne qualité. À partir du moment où les gouvernements et les banques centrales interviennent, le métal jaune s’apprécie. Parce ce que les autorités font alors de la répression financière, en recréant des attentes d’inflation.

M.A-S: En temps de crise financière, l’or n’est pas un actif refuge, mais un actif non cyclique défensif, c’est-à-dire qu’il ne dépend pas de l’activité économique. Il doit être compris comme une devise qui est attractive quand les autres monnaies s’érodent. Mais lors d’une crise financière ou de liquidité, ce n’est pas un actif intéressant, car il ne permet pas de rembourser aucune dette, vous êtes alors obligé de le vendre. La devise refuge au mois de mars, c’était le dollar.
Justement, le dollar traverse une phase de baisse face au franc. Le billet vert s’échangeait à 0,8836 dollar pour un franc jeudi 17 décembre. De plus, il a perdu 14% face à l’euro depuis que les marchés financiers ont touché leur plus bas en mars dernier. Jusqu’où va-t-il baisser?
E.V: Le dollar n’a pas de raison de baisser beaucoup plus. Parce que beaucoup d’investisseurs vont se repositionner sur des actifs en billet vert. Les perspectives de marché sont quand même plus fortes aux Etats-Unis. Et si vous voulez avoir des rendements largement positifs par rapport aux autres marchés obligataires, il faut acheter des obligations en dollar.
F.Q: Je ne suis pas d’accord. Je pense que le dollar peut aller encore plus bas, et atteindre 1,25 pour un euro plus vite qu’on ne le pense. Si vous vous rappelez la fin des années 1990, nous étions sous la parité EUR/USD, et personne ne la voyait venir. Dès qu’elle a été atteinte, les opérateurs pensaient que cela serait temporaire. Le cours est par la suite monté à 1,20, et là il se disait que la zone euro ne pouvait pas tenir à ses niveaux. Et finalement la monnaie unique est quasiment montée jusqu’à 1,60 dollar! Je pense qu’il y a des chances que ce genre de scénario se reproduise. Notamment, parce qu’il y aura plus d’inflation aux États-Unis. Nous remarquons un rebalancement de portefeuille en dehors du dollar, en faveur de la devise chinoise par exemple. Dans le fond, je crois que nous sommes au début d’un très long cycle au cours duquel où le billet vert va peut-être perdre son statut de première devise de réserve.
M.A-S: La dépréciation du dollar est arrivée naturellement à cause de la baisse des taux d’intérêt américain. Cela dit, les Etats-Unis ont fait passer le message qu’il y aurait une doctrine anti-intérêt négatif. Tout cela me fait penser que le billet vert va se stabiliser là où il se trouve. In fine, si vous regardez les courbes de taux «forward», c’est-à-dire la valeur du dollar prenant en compte les différence de taux d’intérêt à terme entre 5 et 10 ans. Nous sommes déjà à des niveaux de 1,45 dollar pour un euro (ndlr: contre environ 1,25 au prix spot actuel). Donc vous voyez, cette dépréciation est déjà actée dans les marchés à terme.

Un autre actif fait parler de lui, le bitcoin. La cryptomonnaie s’inscrit en hausse de 175% depuis le début de l’année, avec une envolée de plus de 40% depuis le 21 octobre, dépassant les 20.000 dollars. Est-ce un «or numérique» ou un actif à risque?
F.Q: C’est plus un actif à risque, mais qui bénéficie du même terreau fertile que l’or: la défiance envers les devises et les taux d’intérêt réels négatifs. Par contre, la valeur du bitcoin en termes de capitalisation boursière est beaucoup plus faible que celle du métal jaune. Si le bitcoin équivaut plus au moins à un Roche ou Nestlé (ndlr: quelques centaines de milliards de dollars), l’or c’est aujourd’hui 12 trillions de dollars (ndlr: 12.000 milliards). On compare donc un lac avec un océan. Cette histoire du bitcoin, c’est surtout une mode.
M.A-S: Je rejoins Fabrizio. Les ordres de grandeur nous donnent la vérité. La masse de bitcoin est valorisée à 300 milliards de dollars dans son ensemble, et 500 milliards pour toutes les cryptomonnaies. Cela revient aussi à dire que c’est la valeur de Tesla. Et est-ce que la marque d’Elon Musk doit être une classe d’actifs? La réponse est non. Est-ce que le bitcoin doit être une classe d’actifs? Non plus.
Cela dit, le bitcoin reste un phénomène social. Le bitcoin est un ticket de loto, disponible à tous. Il porte une histoire technologique. Il attire les personnes qui veulent vite devenir riches en achetant un billet de loterie. Il y a une vraie probabilité de gagner, mais qui est extrêmement faible. Et en moyenne, comme pour les jeux de hasard, ces personnes vont perdre de l’argent.

N’y a-t-il personne pour défendre le bitcoin? Qu’en pensez-vous, Eric Vanraes?
E.V: Mourtaza a parfaitement résumé la situation. C’est quand même la seule fois dans ma vie où je me suis fait réprimander par mon fils de 17 ans simplement parce que je l’avais empêché d’acheter du bitcoin. Il m’a dit «à cause de toi je ne suis pas millionnaire maintenant». Et le pire, c’est que c’est vrai.
En parlant avec des spécialistes, je sais que par le passé la plupart des transactions sur le bitcoin venaient de Chine. Elles étaient effectuées par des personnes qui avaient une certaine surface financière, et qui avaient trouvé une manière intelligente de sortir leurs avoirs par cette cryptomonnaie.
M.A-S: Intelligente ou illégale? On sait que le bitcoin a facilité les transferts financiers par la criminalité internationale. En particulier quand on regarde la domiciliation des fermes à bitcoin, elles se trouvent en Russie, en Chine ou en Asie du Sud-est. Il est évident que cela permet de faire des transferts d’actifs qui échappent à la surveillance des autorités.
L’autre point que je voudrais souligner, c’est l’antinomie entre la valeur du bitcoin et l’usage de cette cryptomonnaie. Le bitcoin n’est pas adapté aux échanges monétaires mondiaux, il a peu de personnes aujourd’hui qui achètent quoique ce soit dans leur vie quotidienne avec le bitcoin. Ils l’utilisent comme un actif.
Or, pour qu’une monnaie devienne utilisée, il faut que les acteurs soient prêts à s’en défaire pour acheter quelque chose avec. Si cette monnaie a tellement de valeurs ou présente une telle perspective d’appréciation, personne ne vendra son bitcoin pour acheter de la pizza. C’est cette antithèse qui me fait penser qu’à terme cette cryptomonnaie ne peut marcher.

Revenons en Suisse. Le PIB devrait se contracter de 3,8% en 2020 d’après les dernières estimations du Secrétariat à l’économie (Seco). En comparaison, la zone euro devrait voir le sien reculer de 8,1%, l’Allemagne de 5,5%. Comment la Suisse a-t-elle tiré son épingle du jeu?
F.Q: Je ne suis pas étonné que la Suisse ait mieux traversé cette période que d’autres pays. Grâce à sa structure hospitalière et sa gestion décentralisée de la crise. Sans oublier ses fondamentaux économiques, comme son faible taux d’endettement, qui lui ont permis d’être plus solide pour amortir le choc.
M.A-S: J’aime cette idée de décentralisation. Dans les grands pays comme la France, il y avait des régions qui étaient moins touchées que d’autres. Mais le gouvernement a imposé la même norme sur tout le territoire. Évidemment, la structure hospitalière suisse a permis un taux de mortalité moindre au nombre de cas identique. Rappelons tout de même que Genève a été le mauvais élève de l’Europe à un moment donné en matière de contaminations, mais le canton s’en sort bien par rapport à la mortalité finale.
E.V: Pour ma part, je suis plus modéré que mes confrères. Je pense qu’on fera le bilan dans deux ou trois ans. Aujourd’hui, on ne sait pas encore ce que nous réserve la crise du Covid-19 avec les effets à retardement. Les faillites vont arriver en 2021. Et je ne peux même pas vous dire la croissance du canton de Genève l’an prochain.
En parlant d’exception, la Chine sera la seule économie à être dans le vert cette année (+1,7%), grâce à un fort d’un taux de croissance de 4,9 % au troisième trimestre. Comment expliquez-vous cette performance globale? Doit-on s’interroger sur la fiabilité de ces données? Quel message pour les autres économies?
F.Q: Le chiffre exact n’a pas d’importance. Admettons qu’ils mentent, la seule vérité qui intéresse les marchés c’est que l’économie tourne en Chine. La crise a accéléré le bond en avant de la Chine: cela fait des années qu’on entend que la Chine va devenir la première puissance du monde. C’est chose faite aujourd’hui comme le prouvent les dernières statistiques de la Banque mondiale et du FMI: en parité de pouvoir d’achat, la part de l’économie mondiale liée à la Chine est plus grande que celle des Etats-Unis.
M.A-S: En parité de pouvoir d’achat, précisons-le.
F.Q: En tout cas, la crise a accéléré des tendances déjà à l’œuvre avant son émergence, comme la Chine qui rattrape les Etats-Unis. Malgré la pandémie, le pays a réussi à rouvrir son économie plus rapidement que les autres.
M.A-S: Une autre manière de voir le rebond de l’économie chinoise est la consommation d’électricité, qui est liée à l’activité manufacturière. Celle-ci est repassée en territoire positif en milieu d’année. Et la consommation chinoise est même supérieure en décembre 2020 à celle de la même période l’an dernier. Un facteur explicatif du rebond chinois tient au contexte historique. En Occident, nous n’avions pas connu de situation analogue, la grippe espagnole remontait à un siècle. En Asie, en 2003, il y a eu le SARS dont la Chine (Hong Kong), Taiwan et Singapour avaient tiré les leçons.
Et vous, Eric Vanraes? Vous suivez la Chine chez Sturdza?
E.V: Évidemment la Chine nous intéresse, mais comme presque tout le monde. Par contre, dans mon métier de tous les jours, j’ai du mal à augmenter significativement mes investissements chinois. Il ne vous aura pas échappé que de plus en plus de gérants ont des contraintes et mettent en place des politiques ESG et SRI. Pour être clair, nous avons quelques émetteurs chinois dans nos portefeuilles, mais beaucoup moins qu’avant, car ces sociétés ont un rating ESG médiocre qui ne passe plus le filtre de nos politiques d’investissement.
Pour conclure sur un plan plus personnel: votre meilleur conseil donné cette année, et votre regret...
M.A-S: Le bon choix a été de privilégier l’or au début de l’année et les valeurs comme la technologie. Mon regret est de ne pas avoir anticipé les démarches volontaristes des pouvoirs publics qui nous ont rendus trop prudents début avril.
E.V: Ma réussite a été d’identifier fin janvier le Covid comme «black swan», en adaptant nos portefeuilles en conséquence. Pour ce qui est de mon regret, je dirai d’avoir été trop prudent après le 23 mars.
F.Q: Le point positif a été de miser sur l’or en début d’année, et mon erreur a été d’avoir minimisé dans un premier temps les effets du Covid.
