A quoi ressemblera 2021? A quel changement doit-on s’attendre sur le plan économique? Sur quelle entreprise, quelle classe d’actifs miser? Ce sont les questions que nous avons posées à trois représentants de l’Isag. Chaque trimestre, L’Agefi interroge plusieurs membres de cette association qui regroupe les responsables des investissements et les économistes en chef-fes d’une vingtaine d’établissements financiers basés en Suisse romande. Le débat, dont la première partie, rétrospective, a été publiée juste avant Noël, s’est tenu le 14 décembre et a réuni Mourtaza Asad-Syed (Landolt & Cie), Fabrizio Quirighetti (Decalia) et Eric Vanraes (Banque Eric Sturdza).
Débat réalisé avec Frédéric Lelièvre
L’année 2021 s’annonce riche en changements. L’administration Biden s’installera officiellement le 20 janvier à la Maison Blanche. La campagne de vaccins contre le coronavirus se généralisera dans le monde entier. Mais une crise sociale inédite, provoquée par les confinements, pourrait éclater. Sans parler des conséquences de la sortie définitive du Royaume-Uni de l’Union européenne. Lequel de ces facteurs pourrait bouleverser la donne?
Mourtaza Asad-Syed: Il y a un an à la même date, nous n’aurions jamais pu imaginer tout ce qu’il s’est passé en 2020. Cela nous impose une grande humilité. En 2008, juste avant la crise financière, nous en percevions les prémices, mais la vague attendue s’était transformée en tsunami. Cette fois, personne n’avait vu la pandémie venir. Nous devons penser notre métier un peu différemment. On ne peut pas prédire l’avenir. Nous allons anticiper plus de risques, et donc nous montrer beaucoup plus prudents que ce que nous étions il y a un an.
Mais le monde n’est pas non plus si différent. Le risque de pandémie a toujours été là, et il va rester. Je m’attends à ce que 2021 soit une année de continuité et une année d’accélération de l’Histoire. Ce que l’on anticipait pour 2024 pourrait déjà se produire. Par exemple l’émergence de la Chine, post-covid et post-Trump. Le président des Etats-Unis a forcé la Chine à se désengager de sa dépendance américaine de façon accélérée.
Bien sûr, nous ne sommes pas omniscients, mais tout de même, un facteur de changement?
M.A-S.: Outre la montée de la Chine, j’indiquerais la politique budgétaire omniprésente et sans limites. Nous l’avions prévu pour la décennie à venir, avec probablement les revenus universels, et peut-être l’annulation des dettes. Cette puissance publique qui compense l’anémie de la demande, en utilisant sa monnaie sans limite, ce n’est plus pour 2025 ou 2030, mais pour demain !

Eric Vanraes, gérant obligataire, lorsque vous entendez parler d’annuler les dettes publiques, ne tombez-vous pas de votre chaise?
E.V.: Non! Mourtaza a tout à fait raison. Mes deux maîtres mots pour 2021 seront pragmatisme et humilité. Ce que nous dirons en janvier sera peut-être faux en février et juste en mars. Il existe une grosse incertitude sur les vaccins, sur la politique américaine du nouveau président Joe Biden. J’ai une conviction forte: l’inflation ne viendra pas. Nous verrons peut-être une petite accélération de la hausse de prix ici ou là, mais la grosse, la vraie inflation qui vient des salaires aura du mal à se produire. Cependant si Janet Yellen (ndlr: ancienne présidente de la Réserve fédérale et future secrétaire au Trésor) et Jerome Powell (ndlr: actuel président de la Fed), main dans la main, font de la reflation, les marchés pourraient anticiper une hausse de taux plus rapide que celle attendue actuellement, soit 2023 ou 2024, parce qu’il y aurait des tensions inflationnistes. C’est la raison pour laquelle j’ai tout de même conservé mes TIPS à 30 ans (ndlr: des instruments obligataires qui versent un coupon en fonction du principal indexé sur les prix à la consommation aux Etats-Unis).
Ma crainte pour 2021 est celle des rendements que je pourrais dégager. Après des performances magnifiques en 2019, mais aussi en 2020 et ce de manière presque miraculeuse, comment en produire une troisième année de suite qui soit encore intéressante, c’est-à-dire au-delà de 5%? Les taux sont très bas. N’oublions pas que la Fed a complètement changé sa politique monétaire. Dans les crises précédentes, elle faisait de l’assouplissement quantitatif uniquement sur les emprunts d’Etat. Elle vient d’ouvrir les vannes pour acheter de la dette des entreprises.
L’arrivée des vaccins en octobre-novembre nous a donné l’occasion de nous réjouir. Nous nous disons que la fête n’est pas finie et que les indices boursiers peuvent encore remonter, ou que les écarts de taux entre dettes d’entreprises et emprunts d’états peuvent se resserrer. Mais ne péchons-nous pas trop par optimisme au point de mettre trop de risque dans nos portefeuilles en 2021? L’or servira d’ailleurs de protection contre ces potentielles tensions inflationnistes, mais aussi contre la détérioration de la qualité du bilan des banques centrales. La taille de ces derniers continue d’exploser, plus seulement avec des titres AAA étatiques, mais du BBB d’entreprises. L’or pourrait atteindre 3000 dollars l’once un jour. Et si dans trois mois, on s’aperçoit que les vaccins ne sont pas si efficaces et qu’ils n’empêchent pas de nouveaux reconfinements, il faudra être réactif, et protéger nos portefeuilles comme on a pu le faire en février 2020. Nous sommes vraiment dans le brouillard.
Un dernier point pour 2021. Je ne m’attends pas à une normalisation des relations entre la Chine et les Etats-Unis. Leur guerre commerciale est plutôt un des rares points communs sur lesquels républicains et démocrates se rejoignent. Ceux qui pensent que Joe Biden va retourner la politique de Donald Trump avec la Chine se trompent.

Fabrizio Quirighetti, quels facteurs importants pour 2021, Joe Biden, les vaccins ou une grave crise sociale?
F.Q.: Je ne m’attends pas à une crise sociale. J’ai un scénario très positif pour 2021, même si les faillites augmentent. Supposons que la moitié des restaurants ferment, et que les vaccins soient efficaces. Cela veut-il dire que nous irons deux fois moins au restaurant lorsque la situation sera redevenue normale? Je ne le crois pas. Nous allons assister à une situation de destruction créatrice. Les plus faibles vont malheureusement mettre la clé sous la porte et d’autres acteurs arriveront. Mais en termes de croissance, cela restera solide. Le risque serait que les vaccins soient moins efficaces qu’espérés ou qu’ils aient d’effets secondaires sévères. Hormis ce scénario, je ne vois pas comment on ne peut voir les choses de manière positive pour cette année.
La situation actuelle présente beaucoup de similitude avec celle de la fin des années 1990: le pic du dollar, il est passé; les sous-investissements dans les matières premières et l’énergie, cela a été fait; la surperformance des titres de croissance, une certaine euphorie autour des IPO, aussi. Nous allons nous retrouver, en tout cas temporairement, avec des changements de leadership sur les marchés. Par exemple, les titres financiers dont personne ne voulait pourraient tirer leur épingle du jeu. Pour ce qui est de l’inflation, c’est comme pour les températures. Le chiffre affiché sur le thermomètre ne compte pas autant que la température ressentie. Dans un scénario où les marchés se défient de la banque centrale américaine et ressentent plus d’inflation que celle affichée, le dollar baissera de nouveau.

M.A-S.: Je ne suis pas d’accord. Je compare la situation actuelle avec celle de l’après-guerre, celle de la reconstruction. Aujourd’hui, la demande est déprimée, ce qui est désinflationniste. Les gouvernements, avec la politique budgétaire, et les banques centrales vont la soutenir. Nous pourrions avoir une surprise à la hausse. Ce phénomène de destruction créatrice dont parle Fabrizio va accélérer l’adoption de nouvelles technologies, ce qui se passe souvent pendant les guerres. C’est comme cela que la substitution de l’animal par l’automobile dans les activités agricoles s’est produite, alors qu’elle était lente dans les années 1930. Il en résulte que le PIB potentiel sera plus élevé dans les deux ou trois années à venir que ce que nous aurions eu avec une adoption des technologies plus lente. En fin de compte, nous allons donc non seulement combler un déficit de demande, mais en plus nous doter d’une capacité d’offre supplémentaire. Nous serons alors surpris par une plus faible inflation parce que le potentiel de production est plus élevé qu’on ne le pense.
F.Q.: Cela se produira, mais plus tard.
M.A-S.: Je crois que c’est déjà là. Reste un problème, celui des gagnants et des perdants. Il ne s’agit pas seulement des inégalités de revenus, mais ce que j’appelle les inégalités de conséquences. Comme après les guerres, vous avez ceux qui ont tout perdu, et ceux qui n’ont pas perdu grand-chose ou qui ont de nouvelles opportunités. Les problèmes sociaux que va rencontrer l’Europe la feront converger vers une grande Italie. C’est-à-dire des zones sinistrées et largement subventionnées par d’autres régions pour maintenir une forme de cohésion sociale. Ces transferts auront un coût électoral. On l’a observé en Italie. Le nord a été gagné par les mouvements «anti-establishment», qui s’opposent aux transferts vers le sud. Ce phénomène va se développer au nord de l’Europe, ce qui alimentera les tensions au sein de la zone euro.

Continuons cette prospection en se demandant si l’année 2021 ne sera pas celle de la fin des taux d’intérêt négatifs, ou celle de la remontée des cours boursiers des grandes banques, comme brièvement évoqué. Avant que la pandémie ne fasse chuter tous les cours, on voyait par exemple les titres européens comme UBS très en retard sur leurs concurrents américains, tel que Bank of America…
F.Q.: Je pense qu’effectivement ce genre de titre peut créer la surprise. Les banques de la zone euro ont été au ralenti pendant dix ans. Dans un environnement où il n’y aura peut-être pas d’inflation, mais dans lequel les acteurs craignent un retour d’une hausse des prix, ce genre de titre peut s’apprécier.
Rappelons que nous avons eu des aides massives soit des gouvernements soit des banques centrales alors qu’il n’y a pas de problème dans l’économie autre que celui du virus. Dès l’instant où le vaccin sera administré, il n’y aura plus d’obstacle. On risque alors de se retrouver avec toute cette aide, toute cette manne à disposition.
La réalité aujourd’hui est que les banques centrales ont d’autres priorités que la stabilité des prix. La Banque centrale européenne (BCE) nous parle d’investir dans les infrastructures vertes pour les nouvelles générations, et la Banque centrale américaine (Fed) porte plus son attention sur le marché de l’emploi afin de ne pas laisser les plus défavorisés au bord de la route.

Voilà pour l’environnement international. Que se passera-t-il en Suisse?
F.Q.: Il n’y a pas de changement à venir en Suisse. Pour la Banque nationale suisse (BNS), aujourd’hui, plus aucun spéculateur ne parie sur un éclatement de la zone euro. Le franc suisse et la monnaie unique sont relativement stable. En revanche, le franc se renchérit face au dollar. La BNS risque d’avoir un gros problème si mon scénario d’affaiblissement du billet vert se réalise. La BNS a eu beaucoup de peine à stabiliser le franc face à l’euro. Je me demande comment elle va s’y prendre avec le dollar. Elle est dans une impasse.
M.A-S.: Pour revenir aux actions des banques en Europe, je ne crois pas trop à leur rebond. Il n’y a plus de revenus de trésorerie dans ces établissements. Fondamentalement, il n’y a pas de modèle industriel rentable dans la grande banque universelle européenne. Depuis la crise de 2011, il y a eu zéro consolidation, zéro destruction de capacité, c’est-à-dire que nous restons en sur-capacité. Or une industrie qui a des coûts fixes importants avec un excès de capacité, et qui n’a pas de croissance, ne peut pas connaître de marge de profit.
F.Q.: Je suis d’accord avec vous. Néanmoins, cela n’empêche pas qu’il puisse y avoir un rebond des grandes banques l’an prochain, car justement personne ne parie sur ces titres.
Et la BNS, que peut-elle entreprendre différemment ?
E.V.: Rien, elle est complètement bloquée. Les taux négatifs sont une manière d’essayer de faire de la répression contre les investisseurs qui veulent des couvertures naturelles, à savoir l’or, les taux longs américains et le franc suisse. La BNS se retrouve prise au piège avec ses taux négatifs, en tout cas à court terme.
M.A-S.: Pour ma part, je considère que la marge de manœuvre de la BNS n’est pas si étroite. Les taux d’intérêt négatifs sont un vrai thème structurel de la décennie. Réalisez que le marché des obligations à taux négatif pèse près de 20.000 milliards, le double du marché de l’or! Et rappelons-nous ce qu’il s’est passé en 1974 en Suisse: des taux négatifs mais imposés uniquement aux non-résidents. Pourquoi la BNS ne ressort-elle pas cette solution? Pour moi, c’est une évidence. Les taux d’intérêt négatifs sont un prélèvement important sur l’épargnant domestique suisse. La population n’a pas à payer pour le fait que des étrangers utilisent le franc suisse comme un actif défensif. La logique voudrait que la BNS taxe ceux dont le franc n’est pas la monnaie d’échange, mais de refuge. Nous avions des taux à -12% dans les années 1970. On peut très bien avoir un taux de -1,5% pour les non-résidents, et -0,5% pour les résidents. On aurait déjà une petite marge pour les petits épargnants.
E.V.: Je n’y avais pas pensé, cela se tient.
F.Q.: Arrêtez de penser que le problème de la force du franc sont les «méchants» spéculateurs. C’est un phénomène structurel: nous exportons plus que nous importons. Tant que ce point n’est pas réglé, vous pouvez mettre les taux d’intérêt négatifs que vous voulez, cela ne réglera pas le problème.
L’explosion à la hausse des exportations nettes suisses depuis le milieu des années 2000 est dû essentiellement au secteur de la pharma-chimie. Vous l’enlevez, la Suisse se trouve en déficit commercial. Ce sont des flux liés aux commerces. Ce problème ne sera réglé que si on augmente la taille des actifs suisses, que si l’on favorise la consommation en Suisse, ou que l’on pénalise ces secteurs exportateurs pour rémunérer d’autres choses à l’interne.
M.A-S.: Vous avez raison, peut-être qu’à terme la lutte contre le franc fort va se faire via des mécanismes plutôt économiques que financiers. Si Joe Biden prend des mesures très restrictives sur le prix des médicaments et sur le contrôle des dépenses publiques, l’industrie pharmaceutique suisse très exportatrice sera très touchée...

L’investissement durable en Suisse a marqué une progression de 62% en 2019. Le montant des capitaux gérés selon les principes de l’investissement durable (ESG) s’élevait à 1163 milliards de francs, soit environ un tiers des actifs gérés dans le pays. Selon vous, cette croissance va-t-elle se poursuivre en 2021?
M.A-S.: A priori, elle est là pour durer. L’investissement durable est devenu une norme, et un facteur d’innovation. Évidemment, le secteur financier voit dans l’ESG une opportunité de créer de la valeur et de mieux servir le client préoccupé par l’économie durable. L’impact « réel » reste malgré tout très faible. Des sociétés comme Total ou Philip Morris n’ont pas besoin de ses investisseurs pour être financées. Acheter des actions pour des raisons ESG ne réduit pas l’impact carbone dans le monde et il n’y a pas de destruction de sociétés parce que certains investisseurs cèdent ces titres. Pour l’industrie financière, il s’agit donc d’innover au-delà des notations, pour trouver des solutions d’impact.
E.V.: Je suis d’accord avec Mourtaza, cela ne va pas révolutionner le marché. Total et Philip Morris existeront toujours. Mais l’investissement durable peut être un accélérateur pour sensibiliser certaines entreprises. Nous n’en sommes qu’aux balbutiements. Il n’existe pas de définition claire à l’heure actuelle de l’ESG. Je pense d’ailleurs que 2021 sera le début d’une harmonisation globale de l’investissement durable. J’imagine qu’un jour nous aurons deux ou trois acteurs majeurs qui établiront des ratings pour tout le monde.
M.A-S.: Ce n’est pas de l’apanage du banquier et du financier de définir la norme morale et sociale dans un pays. À terme, j’imagine que cela sera géré par les citoyens par le vote ou par les gouvernements par la loi.
F.Q.: C’est une tendance dont il faut tenir compte. On ne peut pas se contenter des notations. L’ESG peut s’appliquer aux entreprises, mais que dès que cela touche les les obligations gouvernementales, cela devient plus compliqué.
L’autre discours est celui du choix de l’investissement. Dans quel titre dois-je investir? Celui qui est horrible en termes de score ESG, mais qui va progresser? Ou au contraire celui qui est déjà bien noté et qui se repose sur ses lauriers? Si l’on souhaite améliorer l’empreinte carbone, il serait mieux d’investir dans les titres en bas de la liste pour les accompagner.
Terminons la discussion par une question joker. Quel serait votre pari pour 2021? Sur quelle entreprise, quelle classe d’actif miser?
F. Q.: Les matières premières, dont l’or mais aussi le pétrole et les métaux industriels, portées par un dollar très faible.
M.A-S.: Pour le marché obligataire, je mise sur les taux à 10 ans à zéro aux Etats-Unis. Et plus 10% sur le marché actions.
E.V.: Je parierai aussi sur les taux longs, avec un taux réel à 30 ans américain toujours négatif.