Selon l’opinion d’une large fraction de la population, même mort, le cadavre possède encore l’empreinte de l’esprit qui l’a habité. Il mérite le respect, les rites du deuil, la sépulture, le souvenir perpétué en fleurissant la tombe. Son intégrité est donc inviolable. Telle est une certaine tradition de notre civilisation, qui plonge ses origines dans la mentalité animiste: tout y compris un rocher possède une âme qui gouverne son comportement.
Toute autre est la culture de l’efficacité qui devient dominante. Puisque le cadavre possède encore des organes en bon état de fonctionnement, pourquoi ne pas les prélever avant qu’ils soient dégradés? Afin de les greffer sur un vivant qui va mourir faute d’un seul organe devenu déficient: rein, cœur, foie, poumon. Le corps est perçu comme un assemblage d’organes techniques, utilisables comme des pièces de remplacement. Le corps est semblable à une voiture promise à la casse sur laquelle on prélève encore des pièces de rechange. Telle est la technoculture.
Il existe donc une mouvance de l’ignorance, du culte du passé, du refus des Lumières
Jacques Neirynck
On ne réconciliera pas ces points de vue diamétralement opposés. Ils se sont confrontés au parlement fédéral, qui a pris à une large majorité une décision médiane: personne n’est obligé de consentir au prélèvement d’organe, chacun peut exprimer par écrit son refus, sinon le consentement est présumé; en cas d’absence de déclaration les proches peuvent s’opposer au prélèvement; s’il n’y a pas de proche connu, on renonce au prélèvement.
Le prélèvement d’organes sur des défunts n’est pas une lubie médicale. Il y a en Suisse trois fois plus de candidats à une transplantation que d’organes disponibles. En 2021, 1434 patients étaient en attente et, faute d’un greffon, 72 sont mortes.
La Suisse est en retard sur de nombreux pays voisins qui fonctionnent selon le principe du consentement présumé: Espagne, Portugal, France, Belgique, Finlande, Italie, Royaume-Uni, Autriche, Allemagne, Norvège, Suède. Le résultat est probant: par million d’habitants en Espagne les dons d’organes s’élèvent à 49,6 tandis qu’en Suisse, ils ne sont que de 18,3.
Le front du refus a donc des racines profondes puisqu’il soutient ces décès prématurés dont il est responsable. Le choix est pourtant simple: un organe fait soit l’objet d’un don, soit de sa destruction spontanée. Ce n’est pas comme si on était confronté à deux termes d’une alternative entre lesquelles on pourrait hésiter. C’est tout ou rien, la vie ou la mort.
Comment le peuple peut-il être amené à décider d’une affaire qui aurait pu demeurer strictement dans le domaine médical? Cela rappelle les débats des siècles lointains sur la dissection des cadavres effectués en fraude, car considérés à l’époque comme un délit. Cela concorde avec d’autres refus comme celui des OGM et des vaccins témoins d’une méfiance à l’égard de la science en général et de la biologie en particulier. Et très curieusement, ce sont les mêmes qui s’opposent au soutien de l’Ukraine dans sa lutte contre la Russie. Il existe donc une mouvance de l’ignorance, du culte du passé, du refus des Lumières avec laquelle il faut bien vivre à défaut de la convaincre. En rappelant qu’il n’est de richesse que d’hommes.