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Le don d’organes et la justice

INFUSION DE LIBERTÉ. Le consentement présumé est-il une solution éthiquement «juste» face à la pénurie d’organes? Par Jérémie Bongiovanni

«Si l’on considère que les individus ont un droit à l’autodétermination et à la protection de l’intégrité physique, toute atteinte à ces biens est injuste, peu importe les conséquences, respectivement le nombre de vies sauvées dans le cas du don d’organes.»
Keystone
«Si l’on considère que les individus ont un droit à l’autodétermination et à la protection de l’intégrité physique, toute atteinte à ces biens est injuste, peu importe les conséquences, respectivement le nombre de vies sauvées dans le cas du don d’organes.»
Jérémie Bongiovanni
Liber-thé - Co-fondateur
13 avril 2022, 7h00
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A ce jour, le prélèvement d’organe sur une personne décédée n’est possible que si la personne y a consenti – on parle du principe de consentement explicite. Désormais, le Conseil fédéral et le Parlement souhaitent introduire le principe du consentement présumé. Ainsi, les personnes qui refuseraient que leurs organes soient prélevés après leur décès devraient le déclarer explicitement, de leur vivant. Dans le cas où cela n’aurait pas été fait, on partirait du principe que les organes peuvent être prélevés librement, si les proches ne s’y opposent pas.

Selon les pouvoirs exécutifs et législatifs, cette modification de la loi est nécessaire afin de raccourcir le temps d’attente pour une transplantation d’organe. Cette solution est jugée comme éthiquement plus juste que le système actuel, car elle permettrait de sauver plus de vies. Selon cette approche conséquentialiste, on détermine si une décision est juste, en se basant sur ses conséquences. Afin de pouvoir établir une hiérarchie entre deux conséquences, on définit comme juste celle qui maximise le bien-être général de toute la population – on parle d’utilitarisme. En l'occurrence, le consentement présumé permettrait, selon ses défenseurs, un nombre de vies sauvées plus élevé et est ainsi considéré plus juste.

En opposition à cette vision utilitariste de la justice qui juge un acte par ses effets, l’approche déontologique considère l’acte en lui-même afin de déterminer s’il est juste ou non et n’en considère pas les conséquences. Ici, l’individu est considéré comme une fin en soi, car sa dignité humaine est intangible. Il ne peut pas être traité comme un instrument pour le bien-être du reste de la population. Dans notre culture occidentale, c’est sur cette conception de la justice que repose les droits fondamentaux. Par conséquent, si l’on considère que les individus ont un droit à l’autodétermination et à la protection de l’intégrité physique, toute atteinte à ces biens est injuste, peu importe les conséquences, respectivement le nombre de vies sauvées dans le cas du don d’organes.

Notre monde moderne préfère calculer le bien plutôt que de définir le juste

Jérémie Bongiovanni

A cette conception de la justice, l'opinion publique semble aujourd’hui cependant préférer la conception utilitariste. En effet, notre monde moderne préfère calculer le bien plutôt que de définir le juste. Pourtant, cette conception utilitariste de la justice appliquée de manière conséquente nous pousse à des arbitrages dont l’injustice semble rapidement plus intuitive.

En appliquant cette approche de façon conséquente, il pourrait par exemple être juste de tuer un adulte de 50 ans pour prélever ses organes et sauver 5 enfants. Ou alors si vous êtes le long de la route et sur le point d’être témoin d’un accident faisant 20 morts, vous pourriez pousser l’enfant de 10 ans obèse et diabétique qui joue à côté de vous sur la trajectoire de la voiture à l’origine de l’accident, pour éviter le carambolage. Vous tueriez ainsi une vie, qui semble plus fragile, pour en sauver 20, de personnes toutes en très bonne santé. D’un point de vue utilitariste, cela serait une décision juste. Mais avez-vous le droit de décider de la vie ou la mort de cet enfant de 10 ans? Notre tradition kantienne nous dit que non, que certaines actions sont fausses par essence, car l’humain est une fin en soi et qu’aucune conséquence ne peut justifier la violation de sa valeur intrinsèque.

Ce que notre société oublie, c’est qu’à baser sa morale sur les intérêts et le bien-être général de la société, elle est contrainte de nier l’essence même de l’individu. De plus, au-delà de son erreur qui consiste à se concentrer sur les conséquences des actes plutôt que les actes eux-mêmes, l’approche utilitariste ambitionne de pouvoir tout calculer dans chaque situation. Comment quantifier la valeur d’une vie et d’autres bien immatériels, en particulier moraux? L’utilitarisme n’est pas uniquement limité sur le plan moral, mais également sur le plan de la praticabilité.

Une solution serait d’obliger chaque personne d’exprimer régulièrement sa volonté de donner ses organes ou non

Jérémie Bongiovanni

Comment définir ce qui est juste avec le don d’organes? Nous l’avons vu, l’approche utilitariste considère qu’il faut maximiser le nombre de vies. Au contraire, l’approche déontologique défend le droit à l’autodétermination et à l’intégrité physique de chaque individu, sans le remplacer par le bien-être collectif. Accepter de faire fi du consentement de certains individus, c’est violer la valeur intrinsèque de l’être humain et donc contraire aux fondements éthiques de notre société libérale.

Bien évidemment, la pénurie de donneurs d’organes est un véritable problème qui doit être combattu. Une solution serait d’obliger chaque personne d’exprimer régulièrement sa volonté de donner ses organes ou non, par exemple au moment de contracter une assurance maladie, de recevoir son permis de conduire ou de remplir sa déclaration d’impôts. Garantir le consentement est essentiel pour préserver le droit fondamental des individus à l’autodétermination.

A aucun moment, sous aucun prétexte, le droit du disposer de son intégrité corporelle, même post-mortem, ne peut être cédé à l’Etat. C’est le défi de notre société, de ne pas sacrifier ses valeurs fondamentales – les a-t-elle oubliées? – et en particulier la justice sur l’autel de l’efficacité et du «bien». Notre idéal de justice devrait nous obliger à séparer le juste de l’injuste, et non pas «à mieux savoir calculer», comme dirait Kant.


Article mis à jour le 14 avril à 9h04 et le 19 avril 2022 à 11h38.