Depuis que la science économique s’est émancipée au XVIIIe siècle avec le développement des échanges internationaux, il a toujours fallu se battre contre des poussées d’inflation et des flambées de prix qui prenaient parfois des proportions gigantesques. Louis XVI y a laissé sa tête et de nombreux gouvernements y sont passés corps et âmes. Pour les grands marchands et financiers de l’époque, en Angleterre, en France, aux Etats-Unis ou encore aux Pays-Bas, il est vite apparu qu’il fallait trouver des instruments adéquats pour couvrir ces risques lourds.
C’est ainsi que les premières obligations indexées sur l’inflation ont vu le jour en 1780, aux Etats-Unis. Depuis, leur succès ne s’est jamais démenti.
Aujourd’hui, ce segment du marché obligataire pèse plus de 3000 milliards de dollars, sur le plan mondial. Ses têtes de gondole sont les TIPS américaines et les gilted-index britanniques. Leur concept est toujours aussi simple: offrir aux investisseurs obligataires une protection contre les hausses de l’inflation allant au-delà des anticipations.
En revanche, leur emploi est un peu plus compliqué. Ces dernières années, dans le sillage de la crise financière de 2008, elles ont semblé légèrement en sommeil, en raison de l’anémie qui grève l’inflation à l’image de ce qui a cours au Japon. Les largesses des banques centrales, malgré leur caractère inflationniste, n’ont eu que peu de portée.
Des tendances plus lourdes ont prévalu. Le déploiement des nouvelles technologies, l’automatisation, la robotisation, ou encore la généralisation du e-commerce ont créé de telles économies d’échelle que les coûts des biens et des services n’ont que peu augmenté, sans répercussion majeure pour les consommateurs.
Il se pourrait toutefois que les lignes bougent sous peu, ainsi que l’ont récemment laissé entendre Christine Lagarde, pour la BCE, et Jerome Powell, pour la Réserve fédérale. L’un et l’autre se sont dits prêts à laisser glisser l’inflation au-delà des 2%, son seuil de tolérance. Pendant deux siècles et demi, il a fallu contenir l’inflation mais, ces jours-ci, on aimerait bien pouvoir lui lâcher la bride. Il est vrai que les grands argentiers avancent un peu comme des funambules sur ce fil des 2%, obligés à la fois de garder l’équilibre et de maîtriser les déséquilibres. Exercice délicat, s’il en est.
Les déclarations d’intention formulées par Christine Lagarde comme Jerome Powell doivent forcément être replacées dans l’environnement inflationniste qui prend forme aujourd’hui, bien qu’il paraisse encore lointain. Etrangement, c’est la crise du Covid-19 qui en a activé les leviers. Jusqu’alors, seules les banques centrales avaient – tant bien que mal – apporté un soutien direct à l’économie avec leurs politiques d’assouplissement monétaire.
Aujourd’hui, ce sont les Etats qui prennent le relais avec des mesures exceptionnelles de relance budgétaire. Les circonstances ne leur en laissaient en réalité guère le choix. Pour la première fois de son histoire, la zone euro a pu ainsi obtenir l’adhésion de tous ses membres pour un plan de sauvetage avoisinant les 750 milliards d’euros, soit environ 5% de son PIB global.
Quant aux Etats-Unis, ils ne tarderont pas à s’engager dans la même voie avec l’élection à la présidence des Etats-Unis de Joe Biden, et la sortie tragi-comique de son prédécesseur. Alors que Trump avait privilégié les allègements fiscaux pour les entreprises américaines, Biden s’est prononcé lors de sa campagne pour une relance massive des investissements, chiffrée à près de 1500 milliards de dollars.
Mais, plus encore que ces montants pharaoniques, c’est la façon dont vont être employés ces fonds qui mérite une attention toute particulière. En Europe, le mot d’ordre est Green Deal. La priorité d’Ursula von der Leyen, Présidente de la Commission européenne, est de rendre «durable» l’économie de l’Union. Il en va de même avec le ticket Biden-Harris résolu lui-aussi à son Green New Deal, quitte à détricoter les décisions prises par Donald Trump durant son mandat.
A leur façon, pris dans l’urgence, l’Europe et les Etats-Unis se fondent donc pleinement dans l’ère ESG, avec les profondes mutations que cela implique. Pour satisfaire aux exigences des nouvelles générations, ce sont des pans entiers de chaînes d’approvisionnement qui vont être chamboulés, tant sur le plan de la production que sur celui de la distribution.
Les nouvelles pratiques, les nouveaux schémas ainsi mis en œuvre induiront peut-être dans un premier temps des coûts plus élevés qui ranimeront l’inflation, d’autant plus que les banques centrales ont, dans le cadre de leur plan de relance, émis une quantité «phénoménale» de monnaie. C’est sous cet angle qu’il faut voir aujourd’hui l’émergence des anticipations inflationnistes et le retour sur scène des obligations indexées. Le temps joue toujours à un moment pour elles.