Ed Yau
Piguet Galland - Spécialiste des marchés asiatiques
26 novembre 2020, 21h45
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Dans les années 90, le Japon avait essuyé de nombreuses critiques pour son approche, alors jugée irréfléchie, de la gestion macroéconomique. Force est de constater, avec une touche d’ironie, que les banques centrales américaines et européennes suivent de nos jours la même voie. En 2016, le Japon avait également eu l’audace d’introduire des taux d’intérêt négatifs, un plafond sur les rendements obligataires à dix ans et une promesse de laisser l’inflation dépasser son objectif. Cet été, il semble bien que la Réserve fédérale ait décidé de lui emboîter le pas. De nombreuses économies matures se sont ainsi japonisées au fil du temps. Elles-aussi doivent composer avec des populations vieillissantes, une croissance lente, une dette publique élevée et une inflation obstinément faible, malgré des taux d’intérêt au plus bas.
Cependant, il est important de bien distinguer les causes des symptômes. La période prolongée de croissance lente qui contrarie le Japon doit être en fait attribuée à la combination d’un problème de vieillissement, ignoré pendant trop longtemps, et d’une méfiance excessive à l’égard de l’endettement.
Un phénomène persistant de son économie
Si le Japon peut emprunter autant actuellement, c’est d’abord dû au fait que le reste du secteur privé dépense très peu. Le niveau d’épargne très élevé de ses entreprises est un phénomène persistant de son économie. Réticentes à investir, les entreprises japonaises sollicitent peu de prêts en raison du traumatisme vécu après l’éclatement de la bulle en 1990, lorsqu’il a fallu assurer le remboursement d’une dette alors colossale.
Dans le Topix 500, les 451 sociétés qui n’appartiennent pas au secteur de la finance affichent une capitalisation globale de 3600 milliards de dollars, et elles sont assises sur 2600 milliards d’actifs liquides. Sacré trésor de guerre! Sur le marché japonais, 53% des sociétés ont une position de trésorerie nette, alors qu’aux Etats-Unis, elles ne sont que 14%. Cette immense réserve de liquidités donne aux entreprises japonaises la possibilité de financer des rendements plus élevés pour les actionnaires, via des rachats d’actions et des augmentations de dividendes.
Ce manque d’appétit pour la dette ne se limite pas qu’aux entreprises. La tendance démographique défavorable continue de gonfler le bassin de personnes qui approchent de la retraite et épargnent davantage.
Le patrimoine financier des japonais atteint 28.000 milliards de dollars, soit 350% du PIB, et ce malgré les taux bas qui prévalent depuis plus de 30 ans. En moyenne, ils ont économisé 29% de leur revenu au cours des six premiers mois de cette année, contre 22% à la même période l’an dernier. A la lecture de ces éléments, on ne peut s’empêcher d’établir un parallèle avec la Suisse: faible endettement des entreprises couplé à une énorme épargne de sa population. Cette situation représente bien évidemment un frein à la croissance, mais elle peut contribuer à la résilience de l’économie pendant la pandémie et relancer la croissance à terme.
D’un autre côté, si la population en âge de travailler diminue, cela n’entraînera pas nécessairement une croissance économique plus faible. La promotion des investissements technologiques pourrait faire face à des pénuries de main-d’œuvre susceptibles d’accroître la productivité du travail. Si l’on prend en compte de le vieillissement de la population, la stagnation de l’économie japonaise est à relativiser.
Plus de 1% par an depuis 2010
En comparant l’évolution du PIB à celle de la population en âge de travailler, la progression du PIB par habitant s’établit à plus de 1% par an depuis 2010 selon la Banque mondiale.
C’est précisément ce dernier aspect que Yoshihide Suga, le Premier ministre, souhaite traiter en priorité. Bien qu’il n’emploierait probablement pas le terme de «troisième flèche», les réformes structurelles vont figurer au cœur de son agenda L’effort pourrait inclure des mesures visant à accroître la productivité en consolidant des petites et moyennes entreprises et en accélérant la numérisation des services gouvernementaux. Ces mesures s’ajoutent au développement de la gouvernance d’entreprise au cours des dernières années qui vise à réduire l’épargne des entreprises.
Ces mesures permettront de remédier aux véritables écueils de la japonisation, sachant qu’une dette publique élevée en monnaie locale dans un environnement de taux d’intérêt très bas est moins dangereuse qu’on ne pourrait le craindre. Pour ces raisons, le Japon se distingue comme un bénéficiaire potentiel, car le coronavirus oblige ses entreprises traditionnelles à trouver des solutions de travail innovantes et à adopter de nouvelles technologies. Rien ne vaut une crise d’une telle ampleur pour faciliter ces changements, surtout dans une culture aussi traditionnelle que le Japon.
Shinzo Abe vient de prendre sa retraite, mais l’expérience du programme économique qui porte son nom offre de précieuses leçons aux autres économies développées. Espérons simplement que ses leçons ne se perdent pas dans la traduction.
*Spécialiste des marchés asiatiques chez Piguet Galland