Si l'année 2020 restera dans les mémoires, évidemment marquée par la crise sanitaire, elle laissera aussi un goût amer au monde du négoce des matières premières. En effet, les cas de fraude révélés ont des conséquences très concrètes qui pourraient avoir un impact durable sur l'avenir de ce maillon essentiel du commerce mondial. Il semble donc qu'un retour à la raison s'impose.
Selon diverses sources, les défaillances des négociants coûtent entre 9 et 10 milliards de dollars américains à l'échelle mondiale. Principalement liées à des acteurs d'Asie du Sud-Est et du Moyen-Orient, les créances ont fini par toucher des banques basées en Suisse, spécialisées dans le financement du négoce. Ainsi, selon plusieurs estimations, les pertes brutes résultant de ces défaillances pourraient atteindre près d'un milliard de dollars pour les banques suisses. Ces pertes ont accéléré le désengagement de certains acteurs et en ont précipité d'autres dans une révision drastique de leur portefeuille, prolongée si nécessaire par des décisions de réduction de l'allocation des capitaux dédiés à cette activité.
Si la chute est soudaine, ce n'est que la conséquence de pratiques qui ont lentement dérivé au cours de nombreuses bonnes années. Si on les résume, elles se caractérisent généralement par une réduction des exigences dans l'approche du financement transactionnel des opérations, laissant la place à des escroqueries assez classiques. En outre, cet abandon des bonnes pratiques n'a fait qu'amplifier le mouvement de suspicion sur la transparence du secteur et a fini par constituer une préoccupation sociétale opportunément relayée par diverses ONG et des politiciens de tous bords. Ces derniers, pas toujours bien intentionnés et, pour le moins, souvent guidés par des postures idéologiques, y ont vu une occasion rêvée de vouloir freiner le développement du secteur. Mais ce n'est que le catalyseur de la crise, et finalement, à force de vouloir tout démanteler, tous les acteurs du secteur ont contribué à gagner en souplesse et en rapidité tout en faisant pression sur les coûts financiers. Les raisons de ces choix s'expliquent par la faiblesse et la baisse de la rentabilité économique de ces activités. En d'autres termes, lorsque votre business model ne génère plus un niveau de marge suffisant, la tentation est forte de compenser cette relative faiblesse par une augmentation des volumes traités. Cette précipitation s'accompagne nécessairement d'un recours plus intense à l'endettement, accepté par la générosité des banques. L'augmentation du levier financier qui en résulte a souvent amélioré machinalement la rentabilité financière mais a évidemment augmenté le niveau de risque. Or, on trouve toujours moins cher que moins cher et en oubliant de payer au juste prix, sa propre prime de risque, on finit par aboutir à la surchauffe des banquiers qui ne peuvent se permettre de laisser sur la table et d'un seul coup, l'équivalent de plusieurs années de profit. Cette incohérence a entraîné un coût humain important et a alimenté une inquiétude légitime des négociants quant à l'abandon de ces activités par les établissements bancaires.
Un retour aux fondamentaux de ce secteur est donc indispensable : le financement structuré et transactionnel.
La base du financement transactionnel est le recours aux actifs financés et la nature autorégulatrice du crédit. La banque finance l'acquisition d'un actif, que l'entreprise met en gage et qui lui est remboursé par le produit de la revente de cette même matière première après plusieurs étapes qui ont marqué le cycle d'exploitation (prépaiement au producteur, stockage, transport, revente) et qui nécessitent cette structuration du financement. Nous revenons, plus largement, sur les bases du métier de banquier qui est, avant tout, de savoir ce que vous financez, à qui vous prêtez et comment vous serez remboursé.
En développant des méthodes de financement de type RCF, normalement réservées aux grandes entreprises ayant des structures financières à fort effet de levier, les banques ont participé au déguisement de la profession. En effet, les bilans des grands négociants sont marqués par un niveau d'actifs circulants affectés plus important qu'une entreprise plus traditionnelle. De facto, les créanciers qui ont souscrit à ce type de financement RCF se retrouvent dans une forme de subordination qui leur laisse un recours très limité en cas de défaillance. Ce type de financement ne devrait pas trouver preneur dans ces conditions puisque son remboursement devrait normalement être assuré par la rentabilité de l'entreprise et non par de nouvelles dettes. Cette évolution vers le dispositif explique le niveau des pertes, renforcé par la tarification de ces crédits à des marges anormalement faibles.
La bonne réponse doit donc se fonder sur ce que les équipes de financement spécialisées dans le négoce de matières premières connaissent par cœur en revenant sur les pratiques initiales et en les appliquant scrupuleusement. Les groupes de travail mis en place par la STSA, composés de spécialistes de banques suisses, illustrent à cet égard le savoir-faire auquel il convient de se référer (voir pages 10 et 11).
Les raisons d'être optimiste pour l'écosystème du négoce des matières premières en Suisse.
L'écosystème qui existe en Suisse autour du secteur des matières premières est une véritable opportunité pour tous les acteurs. Reconnue mondialement pour sa compétence, la Suisse doit capitaliser sur cet environnement propice aux affaires dans des conditions de sécurité et de transparence où chacun peut trouver son compte :
- Les négociants, basés en Suisse mais aussi ceux qui opèrent depuis l'étranger et qui trouvent en Suisse une expertise en matière de financement structuré. Aucune place financière n'a développé cette compétence avec autant d'assurance.
- Les banques de financement du négoce et leurs équipes qui ont accumulé des années d'expérience et qui, malgré les revers, se sont adaptées à la nouvelle situation de la mondialisation.
- Les régulateurs par leur surveillance continue des établissements.
- Les avocats et conseillers dont le soutien aux parties prenantes est essentiel.
- Les FinTech dont les innovations vont accélérer la numérisation du secteur en apportant fiabilité et fluidité.
- Enfin, les ONG et les responsables politiques dont l'approche ne peut se limiter à une critique générale de l'activité mais à une approche pragmatique et constructive des changements à apporter pour répondre aux préoccupations sociétales dont la légitimité est incontestable.
Face à des places financières concurrentes qui viennent de payer le prix fort pour la dénaturation de l'activité, mais qui resteront de vifs concurrents à l'avenir, la Suisse a tous les atouts en main et bénéficie d'une fenêtre d'opportunité historique pour renforcer sa prédominance sur ces métiers.
Que chacun en prenne la pleine mesure pour faire entrer le monde des matières premières dans une nouvelle ère qui, loin d'être un pas en arrière, annoncera de nouvelles pratiques liées à l'utilisation croissante des nouvelles technologies de l'information.