En ce début d’année 2023, le prix de gros du gaz naturel en Europe est tombé à son plus bas niveau depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Le prix de référence – le Title Transfer Facility (TTF) – qui oscillait, lundi 2 janvier, autour de 73 euros par megawatt heure (MWh), a perdu près de 50% en un mois, et est largement redescendu depuis août 2022 où il avait culminé à 342 EUR/MWh.
Le prix du gaz avait commencé à croître avant le conflit, avec un premier pic au-dessus des 100 euros en octobre 2021 contre les 5 à 25 euros auxquels les marchés étaient habitués depuis des années, mais il a véritablement bondi à partir du 24 février 2022. La fermeture de gazoducs entre la Russie et l’Europe, puis le paquet progressif de sanctions contre la Russie, n’ont fait qu’accélerer la perturbation complète du marché déjà tendu.
A noter que l’impact sur les marchés de l’UE a été massif car le gaz russe représentait 40% de son approvisionnement. En remettant en cause la poursuite de ces livraisons notamment à l’Allemagne, le conflit Russie-Ukraine a conduit le prix du gaz européen à des niveaux records, un véritable «choc gazier».
Les prix ont ensuite baissé car, à l’été 2022, l’Europe a rempli ses réserves, puis l’automne et l’hiver ont été très doux, et enfin, les ménages et les entreprises ont volontairement réduit leur consommation.
Aussi, en ce premier trimestre 2023, les acteurs du marché – qui ont tous participé à éviter la pénurie tant redoutée en Europe – mettent en garde contre l’imprévisibilité du marché. Avec des stocks remplis à plus de 80% (contre 54% début 2022), le continent est mieux préparé.
Quel a été l’impact sur les négociants ces 18 derniers mois?
Les négociants ont bénéficié d’un marché à très forte volatilité avec, en outre, des arbitrages logistiques liés à la désorganisation des acheminements. La VaR (Value at Risk = V@R mesure de manière synthétique l’exposition au risque de prix), observée par les négociants depuis l’été 2021, s’est ainsi fortement accrue mais a pu être gérée de manière satisfaisante et a généré une très forte profitabilité.
Que s’est-il passé lors de la flambée du prix du gaz?
Dans le cadre de la gestion de leur exposition au prix du gaz, les négociants contractent des engagements sur les marchés (futures, options) soit pour se couvrir, soit pour jouer des différentiels («spread ») ou des arbitrages. Les bourses exigent le paiement d’un dépôt initial («IM») puis une couverture en espèce supplémentaire en cas de variation négative de la position («VM»).
L’envolée du prix du gaz a entraîné une augmentation mécanique inédite des Variation Margin (VM) pour tous les négociants qui détenaient des contrats de vente («shorts»). Cette volatilité accrue du marché du gaz a obligé l’ensemble des bourses à revaloriser très fortement les Initial Margins (IM). Ainsi, les IM sur le TTF sont passées de 7 EUR/MWh sur les contrats très court terme en septembre 2021 à un peu plus de 80 EUR/MWh en mars 2022. Pour maintenir leur position en couvrant le risque de prix, les négociants ont dû immobiliser beaucoup plus de liquidité et faire appel à leurs banques pour des montants considérables.
Quels ont été les risques induits et comment les négociants les ont-ils gérés depuis l’automne 2021?
Le risque lors de cette période aurait été de voir un négociant ne pas pouvoir faire face à ses appels de marge et solder ses positions en figeant les sorties d’espèces et en abandonnant l’assurance d’un prix fixé minimum à la vente. Cela ne s’est heureusement pas produit, les grandes compagnies se sont empressées de faire appel à leurs RCF (Revolving Credit Facility), puis de mettre en place des financements bancaires additionnels mais temporaires (appelés «back ups») pour se prémunir de toute nouvelle flambée dans un contexte de guerre en Ukraine.
Malgré des types de flux ou de structures d’arbitrage différents, les négociants ont utilisé un certain nombre d’outils pour gérer au mieux la situation:
- Le recours à des financements transactionnels supplémentaires (notamment sous forme de lignes sécurisées de stockage de gaz),
- La réduction de leur trading book, le plus souvent d’ailleurs forcée par la nécessité de rester dans les limites établies de VaR,
- La simplification des accès au marché ou le transfert de lots pour éviter d’avoir des positions d’arbitrage ouvertes auprès de deux clearers différents,
- Le recours à des opérations de couverture de gré à gré pour éviter l’immobilisation en marges initiales des marchés futures,
- Des instructions aux brokers pour sélectionner certaines contreparties ou n’accepter qu’un type de contrat (achat seulement) et réduire le trading à des maturités beaucoup plus courtes afin de limiter la création d’expositions supplémentaires,
- Le recours accru au marché de l’assurance pour couvrir le potentiel risque de contrepartie.
Très réactives, les banques spécialisées dans le négoce de matières premières ont joué un rôle majeur d’amortisseurs en fournissant rapidement les liquidités nécessaires aux négociants. Ce support des banques a été possible grâce à une analyse plus poussée des books respectifs, des projections détaillées des besoins de liquidités et à une utilisation optimale des outils de gestion.
Comment les négociants se préparent-ils à une potentielle nouvelle envolée des prix?
Les négociants ont permis de s’adapter en un temps record au déficit d’approvisionnement de gaz russe par gazoducs en multipliant les importations par bateaux de gaz sous forme de GNL (gaz natural liquéfié) provenant du Qatar, des Etats-Unis ou d’Algérie. Ces alternatives devraient réduire la volatilité malgré un coût forcément plus élevé du gaz acheminé en Europe.
La mise en tension extrême de l’ensemble des conditions de marché du gaz en Europe lors de ces 18 derniers mois a forcé les acteurs du marché à s’adapter dans l’urgence. Les modèles de résistance (stress tests) se sont vus enrichis de nouveaux scenarii qui paraissaient jusqu’alors impensables tant ils étaient démesurés. Suite au «choc gazier», la grande majorité des négociants ressort ainsi renforcée par l’expérience d’une gestion des risques (marché, liquidité, contrepartie) plus pointue et complète que précédemment mais aussi grâce à un niveau de fonds propres plus élevé.