Dotée d’une enveloppe de 100 millions d’euros dont 86 financés par l’Agence spatiale européenne (ESA), la mission ClearSpace-1 sera bientôt en orbite. L’aventure promet d’être exceptionnelle à double titre. Non seulement elle initie une nouvelle étape dans le nettoyage de l’espace, mais elle est aussi pilotée par une start-up vaudoise, ClearSpace.
Son satellite chasseur aux quatre bras articulés décollera en 2025 pour tester le potentiel commercial d’un service de déblayage spatial. «C’est la première fois qu’une mission complète est placée sous la responsabilité d’un petit pays de l’ESA. Qui plus est, d’une start-up», souligne Olivier Henin, président du Swiss Space Industries Group (SSIG) et patron de Syderal Swiss. ClearSpace dirige depuis le 30 novembre dernier l’équipe de partenaires qui construira cette dépanneuse spatiale. Les pays participant au consortium industriel sont l’Allemagne, la Pologne, le Portugal, la République tchèque, la Roumanie, le Royaume-Uni, la Suède et la Suisse qui en a pris les rênes. Sur la vingtaine d’entreprises et institutions impliquées, huit sont des structures helvétiques qui comptent bien se saisir de l’opportunité de ClearSpace-1 pour pénétrer le futur marché du désorbitage des débris spatiaux.

Véritable décharge cosmique, la zone dans laquelle circulent 3200 satellites fonctionnels est polluée par des déchets spatiaux huit fois plus nombreux: éclats de fusées, morceaux de lanceurs ou bien appareils abandonnés. Leur nombre mais surtout leur vitesse pouvant attendre 29.000 km/h représentent un danger dont les conséquences se chiffre à des centaines de millions de dollars. Selon l’OCDE, 5 à 10% du budget de toute mission spatiale est dédié à la protection contre les menaces de collision.
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CLEARSPACE: LA DIRECTION GÉNÉRALE
Un mètre cube d’envergure et environ 400 kilos: le satellite chasseur aura l’allure d’une grosse machine à laver, à laquelle auront été adjointes quatre tentacules robotiques et deux ailes solaires. La startup au centre de sa conception est née sur le site de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) en 2018. Elle est le fruit d’anciens responsables du nano-satellite SwissCube, lancé dans le cosmos en 2009, et qui planchaient sur une façon de le décrocher. En novembre 2019, ClearSpace a été sélectionnée par l’ESA pour piloter ce volet du programme ADRIOS – Active Debris Removal/ In-Orbit Servicing – dont les contours ont été dévoilés en décembre 2020. Alors que son effectif est passé de 7 à 33 personnes en l’espace de quelque mois, l’entreprise déménagera bientôt pour de plus grands bureaux à Renens.
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— AGEFI Suisse (@Ageficom) January 20, 2021
La mission de l’ESA est une véritable «rampe de lancement» pour la jeune société, selon les mots de Muriel Richard-Noca. L’ingénieure en chef et cofondatrice de ClearSpace y voit l’opportunité de «concrétiser des avancées technologiques» qui mettront la start-up dans une «position compétitive unique». Elle précise qu’outre ce premier service pour l’ESA, ClearSpace a «d’autres projets» dans ses cartons.
UNIVERSITÉ DE BERNE: L’ANALYSE DE LA CIBLE
La cible en ligne de mire de ClearSpace-1 est un objet conique de 112 kilos. Ce morceau de l’étage supérieur du lanceur européen Vega, appelé Vespa, flotte à 800 kilomètres de la Terre. Le grappin du satellite le fera dévier de sa trajectoire vers l’atmosphère terrestre afin qu’il s’y désintègre. «Cette pièce est très symétrique», décrit Thomas Schildknecht, directeur de l’observatoire de Zimmerwald et vice-directeur de l’Institut d’astronomie de l’Université de Berne (Unibe).

Chargée de caractériser précisément la trajectoire de la cible de ClearSpace-1, la demi-douzaine de chercheurs bernois n’aura pas la tâche facile. «Il est indispensable de connaître non seulement l’orbite précise de Vespa mais aussi son mouvement. S’il vrille sur lui-même, son rythme de rotation est crucial pour la mission», explique Thomas Schildknecht. Habituée à déterminer le comportement d’objets spatiaux, l’équipe voit cependant la forme conique du débris – sans élément saillant auquel se raccrocher – comme un défi. «S’il tourne sur son axe, il sera difficile de le percevoir. Le choix d’un morceau moins lisse aurait été préférable», plaisante-il, tout en rassurant sur les capacités de l’observatoire à fournir les données nécessaires à ClearSpace. L’observatoire a débuté sa surveillance qui s’étendra jusqu’à la désintégration finale de la cible.
EPFL: LE SYSTÈME DE CAPTURE ET LA NAVIGATION RELATIVE
L'EPFL est le berceau du satellite chasseur, depuis lequel l’équipe à la base de ClearSpace imaginait à l’origine récupérer le SwissCube. Si l’objectif a évolué suite à l’implication de l’ESA, le pôle universitaire vaudois reste au cœur de l’aventure. «A ce jour, cinq laboratoires et un centre travaillent avec ClearSpace sur différents volets: l’ingénierie système, la méthode de capture et la navigation relative», décrit Emmanuelle David, directrice adjointe du Centre spatial de l’EPFL (eSpace). S’assurer que les bras robotiques s’approchent de la cible sous un angle correct grâce à des algorithmes de deep learning sera la responsabilité du Computer Vision Laboratory. Les simulations en images de synthèse qui nourriront ces algorithmes seront conçues par le Realistic Graphics Lab.
Un autre défi sera traité par l’Embedded Systems Lab: celui de faire rentrer tous ces savants calculs à bord, en temps réel, grâce à une plateforme hardware dédiée. Les Computational Solid Mechanics Laboratory et Laboratory of Biorobotics seront impliqués également ainsi que cinq post-doctorants, deux ingénieurs et l’armada de soutien légal et administratif de l’établissement. «C’est aussi une source d’inspiration pour nos étudiants en Technologies spatiales qui peuvent collaborer avec ClearSpace dans leur projet. Plusieurs thèses sont aussi en cours», remarque Emmanuelle David.
HEIG-VD/HES-SO: LE RADAR LONGUE DISTANCE
Comme celui d’une voiture: le radar longue distance conçu et fabriqué par la Haute école d’ingénierie et de gestion du canton de Vaud (HEIG-VD) fonctionnera sur le même principe qu’un régulateur de distance utilisé dans le domaine automobile. «Au niveau spatial, ça ne s’est jamais fait», assure Pascal Coeudevez, responsable du groupe de recherche du laboratoire Advanced Communication Systems d’Yverdonles-Bains. Cinq chercheurs de la HEIGVD/HES-SO développeront ce modèle, jusqu’à livrer le radar final complet en 2023 deux ans avant la mise à feu. Ce qui permettra à l’institut de consacrer les mois suivants au test et à l’intégration du système sur le chasseur. «Nous sommes le seul institut de plus petite taille à prendre part à l’aventure. Une belle reconnaissance de notre expérience et de nos compétences», souligne-t-il. Sans cet équipement critique pour la mission, le vaisseau serait aveugle. Le radar longue distance identifiera la cible au loin, à quelques kilomètres, et guidera le satellite jusqu’à elle. Il déploiera au moins deux antennes.
Le laboratoire vaudois est spécialisé en communication et développement d’objet sans fil. Précédemment, il a participé à la réalisation du système de communication d’Astrocast, le premier opérateur de constellation satellitaire de Suisse (Voir ci-contre). Outre le spatial, ce groupe de recherches s’intéresse à la santé. Il finalise par exemple un nano-implant cardiovasculaire néonatal.
APCO TECHNOLOGIES: LA STRUCTURE ET LE CONTRÔLE THERMIQUE
«Nos premières discussions avec l’équipe de ClearSpace remonte à il y a tout juste trois ans», raconte Didier Manzoni, directeur adjoint d’Apco Technologies. Créée en 1992, l’entreprise industrielle du Chablais vaudois produit des équipements mécaniques, entre autres pour le marché spatial. Elle a ainsi l’habitude d’être un fournisseur des grandes missions de l’ESA. Néanmoins, elle s’intéresse toujours plus au segment des satellites de télécommunication géostationnaires et des constellations. Pour la mission ClearSpace-1, la société basée à Aigle se concentre sur la structure et le contrôle thermique. «Ce sous-système permet de supporter l’ensemble des équipements du vaisseau tout en leur garantissant un environnement mécanique et thermique adéquat durant le lancement ainsi qu’en orbite», explique Didier Manzoni.

La structure en composite et le contrôle thermique du chasseur devront peser moins de 100 kilos, résister à des niveaux de vibrations très élevés et survivre à des températures comprises entre -50 et 90 degrés Celsius. Rien de neuf pour les équipes d’Apco qui ont déjà développés des systèmes similaires pour d’autres intégrateurs de satellites. Le premier modèle de vol de la structure devrait être livré dans moins de trois ans.
NANOSPACE: LE SYSTÈME MÉCATRONIQUE
La dépanneuse astrale verra son système mécatroniques pris en charge par un petit acteur bernois: NanoSpace. «Nous mettrons au point le système nerveux du satellite: l’électronique derrière l’articulation de ses quatre bras d’emprisonnement et de ses deux ailes solaires», relate Philippe Hersberger, CEO. Fondée en 2018, l’entreprise d’une taille de six personnes se déploie au croisement de la mécanique et de l’électronique, spécifiquement pour le marché spatial comme son nom le laisse entendre. Dans cette aventure, la startup s’appuiera sur l’expérience de sa société sœur. «Une belle part des développements sera réalisée sous la bannière de NanoTronic», précise Philippe Hersberger, responsable des deux entités. Également basé à Lyss, ce bureau d’ingénieurs fondé il y a vingt ans emploie 45 personnes. «Néanmoins, le contrat a été signé par NanoSpace: c’est cette société qui se chargera de la gestion du projet et des tests», ajoute-t-il.

Pour NanoSpace, la mission ClearSpace-1 représente une opportunité d’importance. «Surtout vu la publicité qu’elle offre car le public est sensible est la thématique de la durabilité dans l’espace», décrit-il. Nanotronics compte quant à elle de nombreuses références comme le système de navigation chinois Beidou ou la mission LISA Pathfinder de l’ESA.
MICRO-CAMERAS & SPACE EXPLORATION: LES DEUX CAMÉRAS
La comète Tchouri, les reliefs de la lune, le sol martien et les planètes Mercure et Jupiter: autant de lieux sur lesquels des «yeux» ont pu être posés, ou le seront bientôt, grâce à Micro-Cameras & Space Exploration (MCSE). Les systèmes d’imagerie spatiale sont le métier de cette société neuchâteloise créée en 2002. Autant les caméras que les composants de contrôle, traitement et transmission d’images depuis un rover de l’Agence spatiale américaine (NASA) ou un satellite de l’ESA sont sa tasse de thé. Une tasse de thé, c’est justement la taille des deux caméras – au minimum – que MCSE fournira pour la mission ClearSpace-1. «Ces éléments amèneront une aide visuelle essentielle à la navigation, particulièrement lors de l’opération de capture de l’objet», explique Stéphane Beauvivre, CEO. Si certains volets des dispositifs seront des innovations pures, les micro-caméras seront fabriquées selon une technologie mature, développée par l’entreprise au fil des ans. Stéphane Beauvivre considère que la mission ClearSpace-1 est idéale pour poser un pied dans l’univers du New Space. Jusqu’ici, les dizaines de collaborateurs de MCSE ont surtout œuvré pour de grandes missions institutionnelles, avec Airbus, Thales ou l’ESA. Et le CEO d’ajouter que l’enlèvement de débris représente un «potentiels futur marché intéressant», en cas de succès et donc de récurrence de la mission.

RUAG SPACE: LA CAPTURE ET L’AILE SOLAIRE
Plus grand industriel spatial du pays avec son effectif de 1300 collaborateurs, Ruag Space est le principal fournisseurs de produits destinés aux satellites et fusées de lancement en Europe. La participation de cette division spatiale de la holding, qui s’est séparée de ses activités de défense l’an dernier, était donc logique. «Nous livrerons des structures destinées au mécanisme de capture du satellite ainsi que l’aile du réseau solaire, un sous-système de l’ensemble rattaché au satellite», décrit un porte-parole. Ces produits monopoliseront l’attention de onze ingénieurs et spécialistes au cours des 2,5 prochaines années. Le sous-système nommé Solar Array Wing comprendra divers mécanismes d’entraînement, de déploiement et de largage mais aussi le panneau solaire lui-même. Ruag Space qualifie le projet de «stratégiquement important», surtout pour ce qui touche à ce volet solaires car l’entreprise veut se «renforcer encore en la matière». Au-delà, le géant installé à Zurich voit ClearSpace-1 comme une mission cruciale «pour toute la communauté spatiale». En effet, elle sensibilise l’opinion à la durabilité de l’exploration et de l’exploitation du cosmos.
SYDERAL SWISS: LA CARTE PROCESSEUR
L’entreprise de Neuchâtel est doublement impliquée. Non seulement elle fabriquera la carte processeur de ClearSpace-1 – le cerveau qui analysera les images de la cible – mais sa filiale polonaise Syderal Polska contribuera aussi à la mission. «Nous réaliserons le circuit imprimé sur lequel le processeur intégrera les algorithmes d’approche finale de la proie», explique son directeur, Olivier Henin. La carte processeur centralisera les informations venant des radars et des caméras de la dépanneuse spatiale. Sur cette base hardware se grefferont les outils logiciels développés par ClearSpace pour permettre le rendez-vous. Spécialisée en équipements électroniques pour les satellites, Syderal est née en 2003 sur les fondements d’Alcatel Space Switzerland. Elle a contribué à une cinquantaine de missions spatiales dont celle de la sonde InSight d’exploration de la planète Mars, de l’agence spatiale américaine (NASA). Elle emploie 80 collaborateurs dont 20 dans son antenne polonaise. «C’est la première fois que nous produirons un équipement dont le développement est financé par les deux pays», commente le CEO. Une petite dizaine d’employés de ses deux implantations travailleront au projet. A long terme, si ce vol de démonstration est une réussite, Syderal Swiss espère pouvoir produire une mini-série standardisée de cartes processeurs pour les potentielles futures autres missions ClearSpace et ainsi pénétrer davantage le marché du New Space.
Quand le nettoyage du ciel devient concurrentiel
Annoncé comme une grande première, ClearSpace-1 n’est en réalité pas un coup d’essai pour l’ESA. L’organisation intergouvernementale a également soutenu l’initiative low-cost RemoveDebris, piloté par le Surrey Space Centre du Royaume-Uni. Ce satellite expérimental cherchait à évaluer deux techniques de nettoyage. Il a été lancé dans l’espace en 2018 et, la même année, il est parvenu à capturer son premier objet à l’aide d’un filet. En 2019, son expérience de harponnage d’une cible a été une réussite. Après avoir réalisé divers autres tests, l’engin a fini sa vie désintégré par l’atmosphère terrestre lors de l’ultime expérience de son propre désorbitage. Mais RemoveDebris ne s’est attaqué qu’à des cibles artificielles embarquées à son bord. ClearSpace-1 en revanche ciblera à un objet «non coopératif»: un cap historique pour un marché qui devient de plus en plus attractif. A peu près 3200 satellites actifs flottent déjà en orbite de la Terre, parmi 28.000 déchets spatiaux et plus de 3000 satellites défaillants. Au fil des déploiements des méga-constellations nécessaires aux connexions haut débit, la probabilité de collisions augmentera jusqu’au risque de rendre certaines orbites inutilisables pour les activités humaines. Une nouvelle économie du déchet spatial émerge et les potentiels services commerciaux qui en résulteront n’intéressent pas qu’en Europe.
A peu près 3200 satellites actifs flottent déjà en orbite de la Terre, parmi 28.000 déchets spatiaux et plus de 3000 satellites défaillants
L’Agence d’exploration aérospatiale japonaise (JAXA) tentera prochainement de désorbiter l’étage supérieur du corps d’une de ses fusées. Une première phase d’observation et de récolte des données est prévue en 2022 et a été confiée à la jeune entreprise tokyoïte Astroscale. Avec ses 130 collaborateurs répartis dans cinq pays et ses 191 millions de dollars déjà levés, la start-up fondée en 2013 représente la société privée la plus avancée sur ce marché. En mars prochain, l’entreprise testera son mécanisme de capture magnétique en situation spatiale, lors d’une mission de démonstration sur un simili-débris artificiel.