L’annonce du rachat de Twitter par Elon Musk et son ambition d’en refaire une agora commune qui respecte – dans le cadre de la loi des pays respectifs – la liberté d’expression, a déclenché diverses réactions. Dithyrambiques d’un côté, acerbes de l’autre. Dans un communiqué, la Fédération internationale des journalistes, la plus grande organisation mondiale de la profession, condamne le rachat et s'inquiète «d'une possible menace pour l'avenir de la liberté de la presse». Cette peur de la liberté illustre de façon paradigmatique différents maux qui ébranlent les sociétés démocratiques.
Pour Monique Canto-Sperber (1), alors qu’elle était à l’origine un idéal de liberté qui reconnaissait à tous le droit de s’exprimer et de contribuer par ses propos à l’intelligence collective, la liberté d’expression est confrontée à deux tendances concurrentes: «Elle est aujourd’hui revendiquée pour justifier un usage agressif de la parole tout en étant, au même moment, menacée de toutes parts: des groupes, des associations, des individus multiplient les appels à la censure pour réduire au silence les opinions qui ne leur plaisent pas.» À ce sujet, François Sureau rappelle à raison qu'il faut s’inquiéter autant de la diffusion des opinions abjectes, complotistes ou antisémites, que de la rapidité avec laquelle l’idée même d’une chasse aux opinions a envahi les esprits (2).
La liberté comme processus de découverte
Vu que la liberté d’expression semble remise en question comme principe, il est pertinent d’en rappeler l’importance, comme valeur, mais également comme processus. Au 19e siècle, John Stuart Mill prédisait (3) déjà qu’une société qui permet un «libre marché des idées», soit l’échange d’idées contradictoires et rivales – même celles qui paraissent absurdes – est bien mieux placée pour progresser vers la vérité. Pour Mill, le processus qui mène à une «vérité vivante» a besoin de voir s'affronter des opinions. Les fausses servent d’adversaires utiles aux bonnes théories. Une «vérité vivante» n’est jamais acquise et doit sans cesse pouvoir être challengée. Faute de quoi, elle perdra de sa vigueur et deviendra ce qu’il appelle un «dogme mort». Ainsi, la défense d'une liberté totale d'expression de Mill se fait non pas principalement au nom de la liberté individuelle, mais surtout en vertu de l'utilité qu'elle peut avoir pour l'humanité tout entière. Pour lui, restreindre la possibilité de s’exprimer revient à voler l'humanité «si l'opinion est juste, on les prive de l'occasion d'échanger l'erreur pour la vérité; si elle est fausse, ils perdent un bénéfice presque aussi considérable : une perception plus claire et une impression plus vive de la vérité que produit sa confrontation avec l'erreur». Il apporte une nuance précieuse à sa position en précisant que sa définition de la liberté d'expression englobe uniquement la possibilité de partager des thèses ou du moins des opinions qui peuvent donner lieu à un débat. La réfutabilité du propos est donc au centre du concept. Pour le philosophe, l'insulte et l'injure ne s'inscrivent pas dans cette définition.
By “free speech”, I simply mean that which matches the law.
— Elon Musk (@elonmusk) April 26, 2022
I am against censorship that goes far beyond the law.
If people want less free speech, they will ask government to pass laws to that effect.
Therefore, going beyond the law is contrary to the will of the people.
Par ailleurs, croire qu’il est possible de décréter une vérité sans la soumettre au débat et donc étouffer la discussion, c’est s'arroger l'infaillibilité. Et oublier bien vite que les censures passées qui nous paraissent des vieilleries ridicules avec le recul, peuvent toujours se reproduire. Sans le mécanisme correcteur de la liberté d’expression et donc de remise en question, aucune époque n’est exempte de faire collectivement des erreurs.
La censure sans fin
La liberté d’expression est de nos jours largement encadrée, avec toute la difficulté qu’implique ce processus de régulation des opinions. D’un côté, il permet aux personnes censurées de se poser en victimes, radicalisant leur communauté. De l’autre, il ouvre la porte à une course pour se faire «protéger» par la loi. Cette complaisance pour la censure moderne cache de plus en plus mal un désamour pour les fondements des démocraties occidentales. Car la pluralité des opinions mène, par nature, à la confrontation d’avis qui peuvent nous être désagréables. Abandonner son confort pour devoir convaincre autrui est intrinsèquement lié aux démocraties occidentales. Le modèle alternatif et sa passion pour la «protection» de l’autre, enferme sa communauté dans un monde rempli de «dogmes morts». Ce que Mathieu Slama (4) appelle l’idéologie du «safe» n’est ainsi qu’une forme moderne de totalitarisme bienveillant, qui ôte à la liberté, en particulier d’expression, l'oxygène nécessaire pour qu’elle puisse respirer. Ses bourreaux ne regrettent pas sa disparition, vu qu’elle est associée dans leur vision à un danger.
Ainsi, l’ambition de Musk est en réalité somme toute modeste, il n’ambitionne pas de révolution mais simplement d’en revenir à la conception occidentale originelle de la liberté d'expression : un espace de confrontation, où les idées s'affrontent plutôt que les individus et un processus du progrès, bien que parfois difficile, vers la vérité comme un consensus. Cette démarche nous confirme au passage qu’aujourd’hui, la censure et les limites posées à la liberté de s’exprimer viennent bien de la société elle-même et non plus nécessairement des gouvernements. Ce qui rend la démarche de Musk d’autant plus louable et profondément libérale, car il souhaite mettre un terme au pouvoir d’arbitre que s'était octroyé Twitter dans les débats d’idée pour en revenir au fait que les idées doivent pouvoir se faire face pour atteindre, ensemble, une «vérité vivante».
(1) «Sauver la liberté d'expression», Albin Michel, 2021
(2) «Sans la liberté», Gallimard, 2019
(3) «De la liberté», Guillaumin & Cie, 1860
(4) «Adieu la liberté», Presses De La Cite, 2022