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Le «safe-space» d’une société disciplinaire

INFUSION DE LIBERTÉ. Les conséquences des restrictions sanitaires laisseront des séquelles profondes au sein des démocraties libérales. Par Nicolas Jutzet

«Le moment politique que nous venons de connaître a moins été autoritaire ou totalitaire que disciplinaire, c’est-à-dire qu’il s’est manifesté à travers tout un ensemble de contraintes normatives qui ont infusé la société entière.» Mathieu Slama
Keystone
«Le moment politique que nous venons de connaître a moins été autoritaire ou totalitaire que disciplinaire, c’est-à-dire qu’il s’est manifesté à travers tout un ensemble de contraintes normatives qui ont infusé la société entière.» Mathieu Slama
Nicolas Jutzet
Liber-thé - Co-fondateur
08 février 2022, 11h00
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Le «Freedom Day» approche. Ce «jour de la liberté» marquera la fin des mesures sanitaires et donc d’une triste «parenthèse» qui aura duré deux années. Qu’il faille une journée pour célébrer la liberté illustre à quel point elle aura souffert durant cette période. Maltraitée par des gouvernements qui tendent à l’efficacité, sous la pression d’une majorité de la population qui a bien souvent surenchéri en se berçant de l'illusion d’un État centralisé capable, en échange d’un peu de liberté, de la sauver de tout. Une situation de crise justifie, particulièrement au début quand l’incertitude règne, certaines limitations des libertés. Toutefois, les conséquences de ces interventions laisseront des séquelles profondes au sein des démocraties libérales. Ce qu’on appelle «parenthèse», peut-être pour se rassurer, n’en est pas une. Dans son essai «Adieu la liberté», Mathieu Slama dit à raison que: «Le moment politique que nous venons de connaître a moins été autoritaire ou totalitaire que disciplinaire, c’est-à-dire qu’il s’est manifesté à travers tout un ensemble de contraintes normatives qui ont infusé la société entière.»

L’État fut disciplinaire, car la société l’était et l’exigeait. Le problème que nous aurons à gérer après la crise se trouve donc au sein même de la société. Ce constat n’est pas nécessairement nouveau mais il sort renforcé par la période «disciplinaire» que nous venons de vivre. Il s’inscrit dans l’analyse développée par François Sureau dans son tract «Sans la liberté». Dans ce dernier, il s’inquiétait déjà, avant la crise, de voir l’air de la liberté se raréfier dans nos démocraties, sans que personne ne paraisse étouffer pour autant. Rappelant à juste titre que «l’État de droit a été conçu pour que ni les désirs du gouvernement ni les craintes des peuples n’emportent sur leur passage les fondements de l’ordre politique, et d’abord la liberté». Au vu de la place que s’est octroyée le collectif sur l’individu durant ces derniers mois, c’est bien d’une certaine vision de la liberté, comme valeur première, que nous risquons de prendre congé.

Par notre faute, les libertés ne sont plus la règle, elles dépendent désormais du bon vouloir de la collectivité et sont liées à notre docilité

Nicolas Jutzet

Déjà avant le Covid, François Sureau expliquait cette dérive illibérale par le fait que «la gauche a abandonné la liberté comme projet. La droite a abandonné la liberté comme tradition. Le premier camp réclame des droits "sociétaux", dans un long bêlement progressiste, le deuxième réclame des devoirs, dans un grand bêlement sécuritaire.» Mathieu Slama prolonge la réflexion en se disant peu étonné qu’une droite historiquement encline à céder certaines libertés se soit muée en défenseuse des mesures sanitaires, dévoilant au passage une nouvelle fois qu’elle aimait avant tout les libertés économiques. Ce penchant fut particulièrement visible dans l’idée qu’un «retour à la normale», symbolisé par le pass sanitaire, pouvait se faire au dépend de libertés individuelles, tant qu’il permettait de rouvrir certains commerces. Plus étonnant, le soutien de la gauche est finalement bien logique selon Slama. Les mesures furent prises dans un idéal collectiviste. Difficile d’aller à l’encontre de dispositions prises au nom de la «solidarité». Avec le Covid, la gauche vit son moment disciplinaire, après avoir dénoncé les dérives de la droite qui demandait davantage de mesures pour lutter contre le terrorisme.

La logique disciplinaire est particulièrement bien résumée par l’introduction d’un pass sanitaire qui donne des droits seulement aux citoyens qui suivent les recommandations de l’État. Ainsi, on a limité les droits d’une partie de la population, alors même qu’elle n’avait transgressé aucune loi. Cette volonté de nudger une partie des récalcitrants dans la «bonne» direction marque de fait le retour d’une confusion regrettable entre la morale et la loi. Or si le collectif peut décider si facilement de restreindre les libertés d’une minorité sur une base disciplinaire, dans le but de sanctionner et remédier à un comportement jugé inadéquat (mais légal), où se trouve la limite de cette approche arbitraire? Nous avons certainement le droit d’être exaspérés par les discours anti-vaccins et anti-science. Toutefois, la logique qui sous-tend notre manière collective de sanctionner ces avis divergents est inquiétante. Par notre faute, les libertés ne sont plus la règle, elles dépendent désormais du bon vouloir de la collectivité et sont liées à notre docilité. Ce qui fait dire à Slama qu’Homo liberalis a laissé sa place à Homo securitas, souhaitant vivre dans un vaste «safe space», en sécurité, à l’abri de tout danger.

Le think tank GenerationLibre propose un «Observatoire des Libertés Confinées», qui dresse un état des lieux des restrictions apportées aux libertés et droits fondamentaux pendant l’épidémie. Dans quelques semaines les démocraties libérales pourront faire un premier bilan. Est-ce que les libertés perdues reviendront toutes? Rien n’est moins sûr, car comme le notait Étienne de La Boétie : «La première raison de la servitude volontaire, c'est l'habitude.»