Qu’ont en commun l’empereur Dioclétien en 301, les leaders de l’Union européenne lors de la crise financière de 2008 et le tsar Nicolas Ier? Ils ont pris une décision qui a eu des conséquences économiques catastrophiques pour leur pays. A travers ces différents exemples, Anne de Guigné démontre dans son dernier livre* la constance des erreurs humaines et toute la complexité de la relation qui unit la politique et l’économie. Entretien.
Nicolas Jutzet: Les dirigeants ont accès aux meilleurs experts de leur époque, comment expliquer qu’ils prennent malgré tout des décisions de politique économique qui se révèlent erronées?
Anne de Guigné: L’économie est une science humaine, qui s’intéresse à la réaction des individus face à certaines situations et qui doit prendre en compte des facteurs comme la confiance et la peur. L’idée de mon livre n’est pas de dire que les dirigeants sont bêtes et de pointer du doigt les erreurs qu’ils font, mais de comprendre pourquoi elles surviennent. Au fil de mes recherches, il m’est apparu que si ces erreurs se répètent, c’est tout simplement parce que la nature humaine n’a pas vraiment évolué depuis les Romains. On est toujours traversé par les mêmes craintes, les mêmes espoirs.
Avez-vous un exemple pour mieux comprendre la continuité de nos réactions?
Prenons l’inflation. Quand les prix augmentent, nous nous posons des questions assez primaires, comme: vais-je pouvoir continuer à nourrir ma famille? C’est une crainte qui n’a pas changé. Et face à cette incertitude, les dirigeants sont tentés, hier comme aujourd’hui, de céder à la réponse facile, celle de bloquer ces prix qui nous inquiètent. Cette solution a une puissance électorale extrêmement forte, car elle répond exactement à cette peur. Même si elle ne règle pas le problème.
Pour contrer ces réponses faciles mais inefficaces, nous avons introduit des institutions comme les banques centrales, censées prendre la responsabilité de la stabilité des prix.
Exactement. Un bon politicien est capable de faire passer des réformes qui peuvent éventuellement compromettre sa réélection, mais qui assume ce risque car elles sont nécessaires pour son pays. Mais ces profils sont rares. Alors, afin de faire face à la question classique de la différence du temps de la politique et de l’économie, nous avons préféré confier la responsabilité de toute une partie de la politique économique à des agences indépendantes, comme les banques centrales.
Dioclétien, en l’an 301, définit un prix plafond pour des dizaines de biens et services et promet la mort à quiconque dépassera les seuils ainsi fixés. C’est le premier dirigeant qui a osé bloquer les prix, dans le but de lutter contre l’inflation. Pourquoi sa politique se transforme en échec?
Tout simplement car cette décision entraîne des effets indésirables. Si vous bloquez les prix, ceux qui produisent ne gagnent plus leur vie. S’ils augmentent leur prix, c’est peut-être car le prix des matières premières qu’ils utilisent pour produire une marchandise a explosé. Et donc, si vous bloquez les prix de vente, ils se mettent à perdre de l’argent lorsqu’ils produisent. Vu que ce sont des êtres rationnels, ils vont s’arrêter de produire. Du coup, vous avez moins d’offres et les prix vont encore plus augmenter. C’est un phénomène qui se répète tout le temps. C’est déjà ce qui s’est passé sous les Romains.
Si les erreurs se répètent, c’est tout simplement parce que la nature humaine n’a pas vraiment évolué depuis les Romains
Anne de Guigné
Si ces tentatives de bloquer les prix se transforment toujours en échec, pourquoi est-ce qu’elles existent encore aujourd’hui?
L’esprit humain adore la simplicité. Alexis de Tocqueville disait qu’une idée fausse, mais claire et précise, aura toujours plus de puissance qu’une idée vraie, mais complexe. Récemment, Viktor Orban a bloqué les prix en Hongrie pour calmer son électorat. Ce qui devait arriver, arriva. Ils ont eu une inflation beaucoup plus forte que le reste de l’Europe.
La peur face au changement est une autre réaction qui se répète. Au XIXe les tsars russes ont eu peur de la révolution industrielle. Leur tentative de la freiner a échoué. La politique est impuissante face aux dynamiques de l’économie?
L’innovation transforme la société. Même avec beaucoup de pouvoir, c’est compliqué de la freiner. Vous pouvez isoler votre pays, mais spécialement aujourd’hui dans un monde mondialisé, avec des frontières ouvertes, c’est illusoire. Autorisée ou non, l’innovation arrivera et les individus l’utiliseront s’ils la jugent utile. La volonté de ne pas prendre le train de l’industrialisation des tsars russes au XIXe siècle était chimérique. Vu qu’elle n’a pas pris le tournant de la révolution industrielle, la Russie a décroché par rapport au reste de l’Europe.
Quand il arrive au pouvoir en 1894, Nicolas II tente de rattraper ce retard avec de grands programmes d’ouverture aux investissements, une expansion rapide des chemins de fer et de l’industrie. Ce rattrapage brutal est un vrai choc politique. Même s’il faut rester modeste avec ces tentatives de refaire l’histoire après-coup, on peut légitimement s’interroger sur ce qui se serait passé si les prédécesseurs de Nicolas II avaient pris d’emblée le tournant de la révolution industrielle et réussi à faire émerger une classe moyenne, parmi les gens travaillant dans ces nouvelles usines. Auraient-ils pu éviter la révolution extrêmement sanglante de 1917 et les décennies de bolchévisme puis de communisme en Russie? La pensée révolutionnaire qui a ensuite renversé le régime naît durant ces années-là en tout cas.
Aujourd’hui, on voit les mêmes réflexes sur des sujets comme l’intelligence artificielle.
C’est normal d’avoir peur. Pour mon métier de journaliste, c’est assez effrayant l’intelligence artificielle. Mais faire la politique de l’autruche et se dire qu’on préfère retarder une technologie avec l’espoir de passer entre les gouttes, c’est impossible. L’intelligence artificielle est en train de changer profondément le monde et la manière dont la production est organisée. On a tous un peu en nous une crainte de la nouveauté. Aujourd’hui on a peur de cela, demain ce sera autre chose. Quand je m’intéresse au blocage des tsars russes au XIXe siècle, le but n’est pas de porter des jugements et d’en rire, mais de comprendre pourquoi ce réflexe naturel si répandu n’est pas celui qu’il faut suivre.
L’histoire des tsars russes montre que quand on bloque une innovation ou une révolution, elle finit par arriver, mais de manière beaucoup plus violente que si elle était arrivée par petits pas.
De nos jours, c’est encore plus évident. Les technologies se propagent rapidement. On peut essayer de les réglementer, le politique a un rôle à jouer mais il faut regarder droit dans les yeux toutes les innovations qui viennent, car la pression pour les adopter est forte.
En parlant d’innovation, vous comparez la situation des années 1900, avec la présence de trusts comme Standard Oil qui profitaient de leur taille pour «maîtriser» les marchés, et celle d’aujourd’hui, avec les Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (Gafam). En quoi est-ce semblable?
Ce ne sont pas les mêmes parts de marché qu’à l’époque, mais le pouvoir qu’ont les Gafam est vertigineux. Dans bien des cas, ce sont eux qui définissent les frontières de la liberté d’expression. En cas de conflit dans un pays, les opposants usent bien souvent de WhatsApp ou autres messageries de ces entreprises, pour s’organiser. Si le service est coupé, la révolution est freinée. Les deux camps vont donc s’adresser aux Gafam, le pouvoir en place pour interdire les services, et les opposants pour qu’ils soient maintenus. C’est un pouvoir et une responsabilité politique énorme.
Cette responsabilité politique ne dit rien sur leur capacité à «maîtriser les marchés».
Les Gafam sont en train de se diversifier, en s’intéressant à des secteurs comme la banque, l’assurance ou la santé. Cette démarche ressemble à la situation du XIXe siècle. Par leur taille et leurs poids dans l’économie, ces entreprises s'apparentent aux trusts de l’époque. Elles deviennent incontournables.
A l’époque, les tentatives de réguler ces trusts n’ont pas été un succès. Pourquoi ce serait différent cette fois?
En 1890, la première législation qui avait pour but de lutter contre ces abus, le Sherman Antitrust Act, a été vidée de sa substance. Elle a fait face à énormément de résistance et de lobbying. Même si le pouvoir économique n’est plus autant concentré qu’à l’époque, aujourd’hui c’est un peu pareil, Trump et Biden partagent l’idée qu’un peu plus de concurrence ce serait bien, mais dans la pratique, pas grand-chose ne bouge.
La politique de rigueur, menée en zone euro à partir de 2010, est également évoquée dans votre livre comme erreur de politique économique. Pourquoi?
Au départ, lors de la crise financière de 2008, tous les Etats se sont mis d’accord sur l’idée qu’il fallait soutenir l’économie pour qu’elle traverse la crise avec le moins de dégâts possibles. Donc, dans un premier temps, la dépense publique a pris de l’ampleur. Mais cette phase fut brève. Logiquement, le déficit public a augmenté et, face à cette réalité, les Etats se sont dit qu’ils avaient fait leur travail en amortissant la crise et que désormais, il fallait redresser les comptes. Dans les pays occidentaux, les Etats ont suivi le mouvement de façon assez disciplinée. Malheureusement, ce changement d’objectif s’est avéré précipité et a transformé la crise financière en crise économique. La dynamique économique s’est brisée. La politique de rigueur a conduit à une nouvelle récession à partir de 2011. Cet échec a marqué les dirigeants occidentaux.
… et explique les politiques du «quoi qu’il en coûte» durant la crise du Covid-19?
Oui, il y a eu une volonté d’éviter de reproduire cela à tout prix. On peut dire que, de ce point de vue, c’est réussi. Après un arrêt de l’activité en 2020, l’économie est repartie, pas complètement comme avant, mais sans grands dégâts visibles. On a évité les erreurs de 2008, l’économie a largement été soutenue. La question qui se pose désormais c’est plutôt si nous ne sommes pas allés trop loin cette fois. On a introduit l’idée que le risque n’était plus admissible et qu’il devait être pris en charge par l’Etat. C’est une tendance dangereuse.
* «Ils se sont si souvent trompés: 10 grandes erreurs politiques qui ont bouleversé l’économie mondiale Broché», avril 2023, 192 pages, éditions du Rocher, 27,90 francs.