On se réjouit sans réserve de la visite que le président de la Confédération helvétique rendit à celui de l’Ukraine. Il va de soi que la plus vieille et la plus prestigieuse des démocraties se doit de marquer ouvertement son soutien à une jeune pousse politique, qui lutte pour son indépendance, même si la démarche d’Alain Berset dévoile à la Russie de quel côté la Suisse se range.
De ce fait, sa fonction de médiateur dans le conflit, de lieu de négociation, d’intermédiaire neutre se dissipe. C’est du reste le Qatar qui a rempli cette fonction entre le Hamas et Israël. La Suisse est visiblement du parti de l’Occident.
Cependant, la Suisse se révèle intransigeante dans son refus, non seulement de livrer des armements à l’Ukraine, mais aussi dans l’interdiction faite à ses clients de céder les armes qu’elle leur a déjà vendues. On ne peut invoquer neutralité plus pointilleuse car elle va au-delà du droit, codifié dans les Conventions de La Haye du 18 octobre 1907.
Contrairement à l’opinion courante, il n’est nullement interdit de vendre du matériel aux belligérants, mais il faut ne pas privilégier une partie
Jacques Neirynck
Le plus important de ces droits est celui à l’inviolabilité du territoire de l’Etat neutre. Parmi les obligations principales, il y a la garantie de l’égalité de traitement des belligérants pour l’exportation de matériel de guerre. Car contrairement à l’opinion courante, il n’est nullement interdit de vendre du matériel aux belligérants, mais il faut ne pas privilégier une partie. Cette règle ne fut pas toujours respectée, puisque la Suisse encerclée par les nazis ne pouvait vendre qu’à l’Allemagne.
Entre 1940 et 1944, 84% des exportations suisses d’armes et de munitions étaient destinées aux pays de l’Axe, 8% aux Alliés et 8% aux pays neutres. Ces derniers entretenaient cependant d’étroites relations avec l’Axe et ont éventuellement réexporté les importations de produits suisses. En sacrifiant l’impératif sur les ventes d’armes, la Suisse bénéficiait de la tolérance des nazis et garantissait ainsi l’immunité de son territoire. Pour être réalistement utile la neutralité, cela se discute, cela se négocie, cela se décompose.
Le double standard de neutralité actuel ne sert à rien et nuit à l’industrie suisse de l’armement qui risque de perdre des clients par suite de son interprétation d’une vente incertaine: l’acheteur reste soumis aux exigences du vendeur et ne dispose pas de la pleine propriété de ce qu’il a cependant payé.
En parallèle, le susceptible dictateur russe est certainement indisposé par le soutien moral de la Suisse à l’Ukraine. Si, par invraisemblable, ses divisions blindées arrivaient à notre frontière, rien ne les empêcherait de les franchir.
Sans qu’on veuille le savoir et en tirer les conséquences, l’Ukraine se bat pour le droit de tous
Jacques Neirynck
Bref, la neutralité n’est plus un outil de politique étrangère, mais une bannière agitée dans les débats internes, avec autant de pertinence que la légende de Guillaume Tell. Un symbole plus qu’une réalité, une cocarde plus qu’une protection.
Cela fait partie du mythe fondateur du pays: une démocratie directe issue du Moyen Age; le pays le plus prospère de la planète; une nation d’élite; un havre de paix; un herbivore dans une jungle de carnivores. Car, sans qu’on veuille le savoir et en tirer les conséquences, l’Ukraine se bat pour le droit de tous les herbivores.
Les armes que l’on refuse de lui fournir l’ont empêché et l’empêchent encore de vaincre. Prions pour n’être jamais obligés de nous défendre nous-mêmes.