Les contours de la culture sont imprécis. Un cinéma de quartier, une fanfare communale font de droit partie de la culture tout comme un orchestre symphonique ou une représentation d’opéra. Cette dernière est en fait une culture savante, destinée aux privilégiés, capables de la décoder par la formation qu’ils ont reçue. Sans subsides, de mécènes ou de la caisse publique, elle ne subsisterait pas. En revanche, les concerts de masse de chanteurs populaires sont des entreprises juteuses et autonomes.
Dès lors, les services en charge de la culture dans les villes ou la Confédération sont de fait en charge de définir le contenu de cette culture et de ses formes. Le cas particulier de l’opéra, mais aussi celui du théâtre de répertoire, est illustratif de certains égarements. Il devient rarissime d’assister à un opéra dans une mise en scène qui respecte l’intrigue et le livret. Au lieu que Carmen soit incarnée dans l’Espagne du XIXe siècle, certaines représentations visent une critique sociale en la replaçant dans un bidonville contemporain. Au lieu que Siegfried se déroule dans la forêt germanique, cela devient un affrontement dans le conseil d’administration d’une banque. Le spectateur en vient à ne plus rien comprendre tant l’écart est énorme entre la musique, les paroles et les situations scéniques. Finalement, il vaut mieux assister à une version de concert ou fermer les yeux dans une salle d’opéra.
A la violence dont le monde souffre, les metteurs en scène répondent en la plaquant sur des œuvres créées dans de tout autres circonstances. Or le but de la culture savante est de ramener aux origines: l’antagonisme entre Créon et Antigone, vieux de 25 siècles dans le texte de Sophocle, éclaire les défis actuels entre pouvoir et citoyens. La pérennité des situations démontre qu’ils font partie de la nature humaine et qu’ils doivent être assumés. Transposer le contexte thébain à la guerre d’Ukraine n’ajoute rien et retranche beaucoup. Nous avons assisté à une représentation de La Thébaïde de Racine où Etéocle et Polynice étaient déguisés en parachutistes munis de mitraillettes!
Ces mises en scène sont des insultes à la culture. Elles déconstruisent des mythes fondateurs sans rien construire à la place. Elles font partie d’un académisme contemporain qui devient envahissant et qui déconstruit la culture elle-même. Elles dépendent des nominations de directeurs de scène. Or celles-ci sont la responsabilité des pouvoirs publics. Les décideurs politiques ne sont pas nécessairement des personnalités cultivées, bien au contraire. Dès lors la définition de la culture qu’ils mettent en place par les nominations ne les intéresse pas. Il faut seulement que ce soit conforme à la mode.
Un pouvoir inculte propage l’inculture. A Lausanne, on peut espérer voir une pièce de Racine tous les cinq ans au mieux. Les élèves du lycée n’y seront jamais confrontés. Certaines expériences démontrent qu’ils n’y comprennent rien de toute façon, que c’est déjà trop tard. «Ceux qui ne peuvent se souvenir du passé sont condamnés à le répéter.» Les pusillanimités des démocraties dans la guerre d’Espagne de 1936 préfigurent les mêmes dans la guerre d’Ukraine en 2023. Il faut donc lire Pour qui sonne le glas.