L’imposition des couples mariés, qu’on pourrait qualifier de serpent de mer de la fiscalité, connaît un épisode supplémentaire, avec la mise en consultation d’un (énième) projet de loi fédérale. Alors que les cantons ont déployé des règles légales qui satisfont, pour l’essentiel, aux exigences de l’arrêt du Tribunal fédéral du 13 avril 1984, la Confédération peine toujours à proposer un système conforme aux exigences d’égalité. Le projet présenté prévoit l’imposition individuelle des couples mariés, avec une augmentation de certaines déductions et, pour tenter d’obtenir une égalité entre couples à un et deux revenus, une variante instaurant une déduction dégressive en cas de revenus inégaux de chacun des époux.
Au moment de l’évaluer, on doit se demander si le projet respecte les principes fondamentaux de la fiscalité: neutralité de l’imposition (qui ne doit pas conduire à choisir tel ou tel mode de travail ou taux d’occupation), universalité, égalité de traitement et imposition selon la capacité économique. On se contentera à ce stade de relever que le projet n’est pas exempt de tout reproche sur ce plan.
L’effet sur l’emploi est, en toute objectivité, peu important voire négligeable
Jean-Hugues Busslinger
On s’attachera aussi à évaluer les conséquences de l’introduction de cette forme d’imposition. Ainsi, les couples mariés devraient remplir deux déclarations séparées, ce qui impose de devoir se pencher sur la répartition de leurs revenus et de leurs biens communs. Cela n’ira pas sans devoir trancher d’épineuses questions lorsque les conjoints exercent en commun leur activité professionnelle ou s’ils possèdent des immeubles. Il s’agira surtout de traiter quelque 1,7 million de dossiers fiscaux supplémentaires, ce qui nécessitera des moyens importants au niveau des cantons (puisque ce sont eux qui taxent et prélèvent l’IFD).
De surcroît, l’ensemble des systèmes fiscaux cantonaux devra être adapté puisque l’imposition individuelle deviendra la règle: un chantier législatif colossal devra s’ouvrir pour réviser les barèmes fiscaux, il s’étendra aussi aux déductions et aux prestations sociales. Du fait des possibilités de référendum, on estime à au moins dix ans le délai nécessaire. On peut d’ailleurs s’interroger si le fait d’imposer aux cantons un bouleversement aussi important de leur système fiscal est conforme aux compétences fédérales en matière d’harmonisation fiscale.
L’un des principaux arguments à l’appui de l’imposition individuelle est qu’elle serait plus favorable à l’exercice d’une double activité professionnelle et inciterait à poursuivre (ou à reprendre) une activité lucrative durant le mariage. Le rapport à l’appui du projet fait état d’un effet de 11.600 emplois équivalents plein-temps supplémentaires (EPT) et jusqu’à 47.000 EPT supplémentaires une fois que tous les cantons l’auront mise en œuvre.
On se permettra de comparer avec le nombre d’EPT existant en Suisse en septembre 2022 (4.183.800). L’effet est de l’ordre de 0,28% sur le plan fédéral et de 1,12% en incluant les cantons. On se trouve donc dans la marge d’erreur et on n’oubliera pas que la reprise ou la poursuite d’une activité lucrative ne dépend pas seulement de la fiscalité mais aussi des choix de vie du couple, de l’offre en places d’accueil pour les enfants et du marché du travail.
Le projet n’est pas optimal sur le plan constitutionnel. Il est complexe dès lors que l’on veut prendre en compte la capacité contributive de chacun des époux. Il se révèle coûteux sur le plan du travail supplémentaire induit par le changement de système. Son effet sur l’emploi est, en toute objectivité, peu important voire négligeable. Il implique enfin le bouleversement complet de l’ensemble des systèmes fiscaux cantonaux, ce qui n’ira pas sans des délais importants.
L’abolition de la pénalisation du mariage pourrait être obtenue plus rapidement et à moindre coût en mettant en œuvre sur le plan fédéral des solutions plus simples et bien connues de la plupart des cantons, telles que le splitting ou mieux encore le quotient familial, avec splitting intégral sans plafonnement.