Lorsque l’intelligence artificielle entra récemment dans l’actualité, la première réaction des médias fut d’adresser surtout des mises en garde, comme si toute technique ne comportait pas des avantages certains à côté de ses éventuels dangers.
Déjà dans les années 1950 on s’est inquiété des premiers ordinateurs baptisés cerveaux artificiels alors que ce n’étaient que des machines à calculer perfectionnées. L’homme est prompt à se sentir menacé dans ce qu’il estime sa prérogative, l’esprit, qui le distinguerait de la matière, réputée brute. Parler d’intelligence d’une machine constitue un impair dans la société vieillissante de l’Europe. C’est pour cela que l’informatique s’est développée jadis à la Silicon Valley plutôt qu’à Zurich.
L’ingénieur classique construisait des dispositifs prétendument neutres dont le bon usage ultérieur aurait dépendu, selon le préjugé en cours, de choix éthiques effectués dans un autre monde, celui de la pensée: les techniques de l’époque concernaient l’énergie, les matériaux, les bâtiments. Une maison, un vélo, un marteau constituaient des prothèses du corps humain, elles aidaient à mieux vivre, mais pas à réfléchir. Dans une culture dualiste, la technique et la science s’occupent uniquement de la matière, la religion et la philosophie de l’esprit.
L’IA correspond à une application dûment programmée par des hommes. C’est une prothèse aussi bénéfique ou maléfique que les précédentes
Jacques Neirynck
La technique était jugée en fonction d’idées platoniciennes, qui s’enracinaient dans une transcendance rigoureuse, sans référence apparente à la société qui les avait nourries. Le vieux continent a vécu et continue souvent à vivre dans ce schéma dualiste, sans même s’en rendre compte. La sidération saisit déjà les esprits, lorsqu’en 1997 l’ordinateur Deep Blue battit Gary Kasparov aux échecs par 3,5 points contre 2,5: il avait fallu 40 ans aux programmeurs pour atteindre cette performance en utilisant un ordinateur IBM pesant 700 kilos contre un cerveau de 1,5 kilo.
En fait, le premier aveuglement dissipé, on devrait se rendre compte que l’ordinateur classique ne fait rien d’autre que de comprimer dans le temps l’exécution d’un programme entièrement conçu par un cerveau humain. Son comportement est parfaitement prévisible: il ne s’agit ni plus, ni moins que d’un automate programmé, comme il s’en est construit dès le XVIIIe siècle sur la base d’une technologie mécanique.
En passant à l’électronique, on a modifié de façon quantitative, mais non qualitative, le comportement de l’automate. La vitesse d’exécution du dispositif occulte sa banalité de fonctionnement. Il en est de même pour l’IA qui dispose de l’accès à une mémoire gigantesque et maîtrise les règles de la syntaxe pour produire des réponses brèves ou même des textes élaborés. Muni des mêmes outils un cerveau humain aboutirait au même résultat mais au terme d’un délai très long. La vitesse de traitement du processeur fait croire à son autonomie.
L’IA correspond à une application dûment programmée par des hommes. C’est une prothèse aussi bénéfique ou maléfique que les précédentes. On ne la maîtrisera que dans la mesure où on y travaillera avec ardeur et non avec circonspection, réglementation, réserve.