Par Michael Esfeld
La société ouverte et ses ennemis est le titre de l’ouvrage majeur de philosophie politique de Karl Popper. Ce livre a été l’un des fondements intellectuels du cap politique fixé par les discours de Winston Churchill en 1946: la formation d’une communauté occidentale d’États fondée sur la liberté et les droits de l’homme qui s’oppose à l’empire soviétique. En conséquence, le rideau de fer est devenu une frontière non seulement physique mais surtout idéologique – l’affirmation de la liberté contre la prétention au pouvoir du totalitarisme. Cette configuration a établi un cadre qui englobait tous les principaux groupes sociaux et partis politiques de l’Occident: quels que soient les différents intérêts et les différents programmes politiques des partis, l’État constitutionnel libéral fondé sur les droits fondamentaux par opposition au totalitarisme de l’empire soviétique n’était pas mis en question. Francis Fukuyama a même parlé de la fin de l’histoire. C’était une erreur.
Entre liberté et totalitarisme
Nous faisons aujourd’hui face à un carrefour entre liberté et totalitarisme qui pourrait à son tour façonner nos vies pour les décennies à venir. La société ouverte se caractérise par le fait qu’elle reconnaît chaque être humain comme une personne : la personne a une dignité inaliénable. Elle a la liberté de façonner sa vie selon ses choix, ainsi que la responsabilité de rendre compte de ses actes. La liberté est la condition humaine. (…) Cette liberté donne lieu à des droits fondamentaux. Il s’agit de droits de défense contre l’ingérence extérieure dans le jugement que l’on porte sur la manière dont on veut façonner sa vie. Selon Popper, les ennemis intellectuels de la société ouverte sont ceux qui prétendent posséder la connaissance d’un bien commun. Sur la base de ces connaissances, ils prétendent être en mesure de contrôler la société de manière technocratique afin de réaliser ce bien. Ces connaissances sont à la fois factuelles-scientifiques et normatives-morales: il s’agit de connaissances morales sur le bien le plus élevé, associées à des connaissances scientifiques ou technocratiques quant à la manière de diriger la vie des gens afin d’atteindre ce bien.
Par conséquent, cette connaissance se situe au-dessus de la liberté des individus, c’est-à-dire au-dessus de leur propre jugement sur la façon dont ils veulent façonner leur vie. Ces ennemis de la société ouverte ont été démasqués par les meurtres de masse qui se sont avérés inévitables au XXe siècle sur la voie de la réalisation du soi-disant «bien».
Les nouveaux ennemis de la société ouverte n’opèrent pas avec le mirage d’un bien absolu, mais avec la peur délibérément alimentée de menaces qui mettraient prétendument notre existence en danger
Aujourd’hui, nous sommes à nouveau confrontés à un choix entre la société ouverte et le totalitarisme. Les nouveaux ennemis de la société ouverte viennent à nouveau de l’intérieur de la société avec des revendications de connaissances qui sont à la fois cognitives et morales et qui aboutissent à un façonnement technocratique de la société qui l’emporte sur la dignité humaine et les droits fondamentaux.
La peur pour accepter la mise à l'écart des valeurs fondamentales
Les nouveaux ennemis de la société ouverte n’opèrent pas avec le mirage d’un bien absolu, mais avec la peur délibérément alimentée de menaces qui mettraient prétendument notre existence en danger. Ces menaces sont sous-tendues par des faits, tels que la propagation du coronavirus ou le changement climatique. Ces menaces sont prises comme une opportunité de rendre certaines valeurs absolues, comme la protection de la santé ou la protection du climat. Une alliance de scientifiques, de politiciens et de dirigeants de l’économie prétendent savoir comment gérer la vie sociale, familiale et individuelle afin de préserver ces valeurs. Là encore, il s’agit d’un bien social supérieur – protection de la santé, conditions de vie des générations futures – derrière lequel la dignité humaine individuelle et les droits fondamentaux doivent passer au second plan. Le mécanisme utilisé consiste à mettre en lumière ces défis de manière à ce qu’ils apparaissent comme des crises existentielles – un virus mortel qui circule, une crise climatique qui menace les moyens de subsistance de nos enfants. La peur ainsi suscitée permet ensuite de faire accepter la mise à l’écart des valeurs fondamentales de notre vie sociale.
Ce ne sont pas principalement des personnes malveillantes qui font le mal, mais souvent des personnes bienveillantes qui, par souci de ce qu’elles croient être une menace pesant sur une valeur essentielle, font des choses qui ont finalement des conséquences dévastatrices.
Ce ne sont pas principalement des personnes malveillantes qui font le mal, mais souvent des personnes bienveillantes qui, par souci de ce qu’elles croient être une menace pesant sur une valeur essentielle, font des choses qui ont finalement des conséquences dévastatrices. Ce mécanisme frappe au cœur de la société ouverte, car il joue sur un problème bien connu, celui des externalités négatives. On entend par là la chose suivante : la liberté de l’un s’arrête là où elle s’ingère dans la liberté des autres. (…) La limite au-delà de laquelle la libre configuration de sa vie cause un préjudice à la libre configuration de la vie d’autrui n’est pas fixée a priori. On peut le définir de manière large ou étroite. Le mécanisme précité consiste à définir cette limite de manière si étroite, en suscitant la peur et sous couvert de solidarité, qu’il ne reste de facto plus de marge de manœuvre pour la libre organisation de sa vie : tout comportement peut être interprété de telle sorte qu’il engendre des externalités négatives qui constituent une menace pour les autres. Par conséquent, chacun est censé prouver que ses actions ne font pas avancer involontairement la propagation d’un virus, la dégradation du climat, etc. – on peut prolonger cette liste à son gré. De cette manière, tous les individus sont placés sous la suspicion générale de nuire aux autres par tout ce qu’ils font. La charge de la preuve est inversée: il n’est plus nécessaire de fournir des preuves concrètes que quelqu’un nuit à autrui par certains de ses actes.
Par conséquent, les personnes ne peuvent se libérer de cette suspicion générale qu’en acquérant un certificat qui les blanchit, comme un certificat de vaccination, un passeport de durabilité ou un passeport social en général. C’est une sorte de vente moderne d’indulgences. Cela abolit la liberté et installe un nouveau totalitarisme, car l’exercice de la liberté et la garantie des droits fondamentaux dépendront alors d’un permis accordé – ou refusé – par une élite d’experts.

Les défis de l’après-Covid
«Il n’y a aucune raison de désespérer du fait que les démocraties économiquement libres sont limitées en termes de réponse politique.»
«Les nouveaux ennemis de la société ouverte n’opèrent pas avec le mirage d’un bien absolu, mais avec la peur délibérément alimentée de menaces.»
Ouvrage dirigé par Nicolas Jutzet et Victoria Curzon Price, «Les défis de l’après-Covid» donne la parole à différents professeurs, chercheurs, auteurs, qui développent leur réflexion sur les défis que pose la crise sanitaire à la liberté. Nous vous présentons deux extraits en exclusivité. Le premier s’intéresse à la capacité des pays démocratiques à gérer une crise. Le deuxième aborde une question qui nous accompagnera dans les prochains mois, au sortir de cette crise, celle de la définition de la liberté. Ce livre, soutenu par L’Agefi est en vente ici: