A la Conférence de Munich sur la sécurité, notre ministre de la Défense a peiné à expliquer la position suisse sur la neutralité dans son application si rigoureuse. Au point qu’elle interdit à des pays tiers de réexporter vers l’Ukraine des armements produits par notre industrie. En ce sens acheter à la Suisse ne signifie pas acquérir pleinement le droit de propriété. La Suisse demeure un petit peu propriétaire.
Cette démonstration d’intransigeance ne sert bien évidemment pas les intérêts de cette industrie qui risque de perdre des clients ou de devoir se délocaliser. Par vertu politique, le pays accepte de nuire à ses intérêts.
Viola Amherd confesse qu’elle a eu beau expliquer la position suisse à des partenaires européens, ceux-ci ont continué à manifester de l’incompréhension. En Realpolitik, c’est effectivement incompréhensible. En perception helvétique cela va en revanche de soi. Car la neutralité appartient au génome du pays.
La Suisse est tellement singulière que sur place, même en français, on utilise souvent un terme allemand «Sonderfall». Ce qui ne regarde absolument pas les Suisses, c’est l’expérience tragique de l’histoire. Un pays, qui a échappé aux guerres depuis des siècles, à l’oppression des pestes brune et rouge au siècle dernier, à la pauvreté des crises, aux révolutions sociales, aux dictatures, est le lieu d’un optimisme radieux: rien ne peut lui arriver dans la mesure où il reste fidèle à lui-même, où il demeure une exception politique.
Les quatre maximes fondatrices de la Suisse sont donc: la démocratie directe, le peuple a tout à dire; la concordance, un exécutif doit inclure tous les partis; la neutralité, la Suisse ne s’occupe pas des affaires des autres; la milice, pas de politicien de métier. Attenter à l’une de ces valeurs risque d’endommager les autres et de replonger le pays dans les affres de l’histoire ordinaire.
La neutralité est affaire de géographie. Si nous étions un pays balte, elle ne serait plus possible
Jacques Neirynck
Dans la dérive du conflit ukrainien, le malentendu est donc réel. Tant que la Suisse applique les sanctions économiques, elle se prétend neutre, dès que des armes fabriquées sur son sol interviendraient, elle ne le serait plus. La définition du terme est donc sujette à interprétation fluide.
Si par invraisemblable les canons de l’armée russe étaient à portée de nos frontières, il est évident que la proclamation de la neutralité n’inhiberait pas Vladimir Poutine. La sécurité de la Suisse n’en dépend donc pas réellement, mais plutôt du fait que son territoire est enclavé dans ceux de l’Otan. Grâce à celle-ci, l’indépendance de la Suisse est garantie sans qu’elle soit obligée d’y adhérer. La neutralité est donc affaire de géographie. Si nous étions un pays balte, elle ne serait plus possible.
Par amour du concept, une moitié des citoyens sont partisans de la définition stricte de non-réexportation. Ils iraient jusqu’au refus des sanctions économiques. Que l’Ukraine devienne un pays satellite de la Russie ou même y soit englobée ne les concerne pas. Il leur semble que pour sauvegarder la Suisse, il serait opportun de sacrifier une lointaine contrée dans un Est lointain. Car, si l’Ukraine ne s’était pas défendue, il n’y aurait pas eu de guerre. Mais aurait-il eu la paix?