propos recueillis par Philippe D. Monnier
C’est ce dimanche que débutera The Davos Agenda, un sommet virtuel du Forum économique mondial (WEF). Il y sera beaucoup question de la «grande réinitialisation», autrement dit de la nécessité de tirer parti de la crise du Covid-19 pour rendre le monde moins clivant, moins polluant, moins destructeur, plus inclusif, plus équitable et plus juste. «La Grande Réinitialisation» (The Great Reset) est justement le titre du livre rédigé par Klaus Schwab, Executive Chairman du WEF, et par Thierry Malleret, Managing Partner de Monthly Barometer, un service d’analyse prédictive succincte. Entretien avec ce dernier, qui est également un ancien du WEF.
Votre livre date d’environ six mois. Depuis sa publication, est-ce que le monde prend le chemin de la grande réinitialisation?
Donner une réponse à cette question est très difficile car la grande majorité des nations sont encore en plein dans la pandémie. Et si une grande réinitialisation a lieu, elle déploiera ses effets seulement après la pandémie. Néanmoins, j’observe certaines prémisses positives, par exemple le plan d’investissement du pacte vert pour l’Europe.
Quels sont les facteurs principaux pour «réussir» cette grande réinitialisation? Et qui seraient les acteurs clés?
Il faut apporter une réponse holistique à la pandémie et le rôle de tous est important, notamment celui de la population, des politiciens, des leaders économiques et de la société civile. Schématiquement, si la population est convaincue de la nécessité d’un changement fondamental, les leaders (politiques, économiques, etc.) mettront en œuvre ce changement.
Le Covid-19 est beaucoup moins meurtrier que les grandes crises sanitaires historiques. Sera-t-il suffisant pour générer une grande réinitialisation?
Je pense que oui car, à cause de notre interdépendance, le choc économique mondial provoqué par cette crise est sans précédent.
WEF et gouvernance mondiale
Concernant la grande réinitialisation, quel pourrait-être le rôle du WEF, notamment dans le cadre du sommet virtuel (janvier 2021) et de la «réunion annuelle spéciale» à Singapour (mai 2021)?
Sur ce point, mon point de vue est celui d’un observateur externe car cela fait quinze ans que j’ai quitté le forum. Le WEF est une formidable boite à idées qui, de surcroît, a une capacité sans pareil de réunir des leaders de tout âge et provenant d’horizon extrêmement divers. Ce cadre est extrêmement propice à la génération et la promotion mondiale de nouvelles idées à l’instar de grande réinitialisation.
Vous mettez en avant l’absence d’une gouvernance mondiale forte, en prenant notamment l’exemple de l’OMS. Comment y remédier?
Je constate en effet qu’une gouvernance mondiale forte serait vraiment nécessaire pour lutter efficacement contre les grandes crises du type réchauffement climatique, terrorisme ou Covid-19. Malheureusement, nous observons plutôt un affaiblissement du dialogue entre les Etats et une explosion du populisme. Cela n’est pas de bon augure pour la planète.
Pour y remédier, je n’ai pas de solutions toutes faites. Peut-être que l’on pourrait s’inspirer des collaborations régionales, par exemple dans le cadre de l’Union européenne ou de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN).
Quelles sont vos prédictions concernant la reprise économique mondiale?
Je sais que les marchés financiers font preuve d’un grand optimisme et s’attendent à une croissance rapide, immédiatement après la pandémie. Néanmoins, je ne souscris pas à cet optimisme.
D’une part, je suis d’avis que l’immunité collective prendra plus de temps que prévu.
D’autre part, à part quelques secteurs qui s’en sortent ou s’en sortiront bien, beaucoup d’autres branches seront très sérieusement affectées dans leur structure. Je crains une recrudescence du chômage de longue durée et une exacerbation des inégalités. Comme je suis basé à Chamonix, j’observe très directement les difficultés auxquelles font face de nombreuses personnes, par exemple les restaurateurs ou les moniteurs de ski.
En conclusion, au niveau mondial, je ne m’attends pas à un retour du taux d’activité pré-pandémique avant 2023.
Le Covid-19 modifiera l’équilibre entre les nations?
Certainement. Cette pandémie a en fait surtout exacerbé des tendances qui existaient déjà, notamment la rivalité entre les Etats-Unis et la Chine. La Chine sort renforcée de cette pandémie notamment pour avoir réussi à la juguler avant les autres nations. Les Etats-Unis sont dans une situation inverse. Peut-être même que les historiens retiendront « l’invasion » du Capitole comme un événement clé du déclin de l’empire américain.
Gestion de la pandémie
Vous mettez en exergue qu’il n’existe pas de «trade-off » (compromis) entre les mesures pour protéger la santé publique et celles pour préserver l’économie...
C’est en effet non seulement mon avis mais, en plus, il y a un consensus parmi les économistes sur ce point et cela pour une raison très simple: nous sommes plus productifs si nous sommes en bonne santé.
Pour autant que les personnes concernées ne soient pas à la retraite depuis longtemps...
Mais en termes économiques, le problème du Covid-19 n’est pas la mortalité mais la morbidité car les personnes malades ne peuvent pas travailler normalement. En plus, au-delà d’un certain pourcentage (disons 5 à 10%) de personnes malades, des systèmes entiers (par exemple des entreprises) commencent à dysfonctionner.
Quid de l’effet du Covid-19 sur la consommation, notamment en cas de confinement?
En fait, le confinement n’a pas vraiment d’impact sur la consommation comme le démontre certaines études in vivo, réalisées notamment aux Etats-Unis où seulement certains Etats étaient confinés. Aucune différence significative de consommation n’a été observée entre les Etats confinés et ceux qui ne l’étaient pas.
En conclusion, les gens réduisent leurs niveaux de consommation lorsqu’ils se sentent en danger, qu’ils soient confinés ou non.
La pandémie en Suisse
Que pensez-vous de la gestion de la pandémie en Suisse?
Mon intuition - non corroborée par des études académiques - est que les petits pays comme la Suisse, Singapour ou le Danemark sont plus à même de gérer des crises comme la pandémie actuelle. On pourrait même parler de «déséconomie» d’échelle. En plus, dans le cas de la Suisse, le capital social est conséquent.
En d’autres termes, il y a une forte relation de confiance entre les politiciens et la population ainsi qu’à l’intérieur de la population. Cette harmonie sociale et cette homogénéité, malgré la diversité linguistique, ont joué un rôle prépondérant dans la maîtrise de la crise, en tout cas dans une phase initiale.
Dans une deuxième phase, les cas d’infections et le nombre de décès ont néanmoins connu une forte progression en Suisse.
A votre avis, quels sont les pays gèrent le mieux la crise?
Il est excessivement difficile d’identifier les éléments d’une bonne gestion. En plus, certains pays comme la Suisse et l’Allemagne, cités comme exemple au début de la pandémie, ont dû faire face à des situations difficiles dans une deuxième phase.
Mais d’une manière générale, je pense que la Chine et les pays de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est s’en sortent mieux que les autres pays car ils étaient mieux préparés suite à l’épidémie du SRAS.
En plus, ces pays ont la capacité d’appliquer des mesures très restrictives mais inimaginables en Europe de l’Ouest. Je pense par exemple au recours au bracelet électronique.