Les déductions d’impôt sont-elles justifiées si elles concernent le bien commun? Le traitement fiscal de la philanthropie représente-t-il un coût ou un bénéfice pour la société? La fondation Lombard Odier et l’Université de Genève (Unige) ont mis au concours la réponse à cette question, afin de décorer les chercheurs dont les travaux y répondent le mieux. Parmi 25 publications universitaires issues des Etats-Unis, du Royaume-Uni et de Suisse, deux lauréats se sont vu remettre un prix, jeudi soir, lors d’une cérémonie en ligne: le prix Fondation Lombard Odier d’excellence académique en philanthropie.Les chercheurs Caroline Honegger, Romain Carnac, Philipp Balsiger, et Alexandre Lambelet de la Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HETSL) et de l’Université de Neuchâtel ont été primés dans la catégorie «junior», d’une enveloppe de 5000 francs. Chez les «seniors», c’est Richard Steinberg de l’Université de l’Indiana qui est reparti avec la récompense de 10.000 francs.
Ce prix, dont c’était la première édition, vise à encourager la recherche dans le domaine de la philanthropie afin notamment d’en élargir les bonnes pratiques. Entretien avec Patrick Odier, président de l’organisme de bienfaisance lié au groupe bancaire privé genevois.
Pourquoi avoir choisi le thème de la fiscalité pour cette première édition?
Une réflexion internationale se construit, depuis quelques années, autour de l’encouragement fiscal de la philanthropie. Cet enjeu a donné naissance à une initiative du Centre en philanthropie de l’Unige et de l’OCDE: un rapport conjoint sur les conditions fiscales qui régissent les activités philanthropiques d’un pays à l’autre. Voilà pourquoi Pascal Saint-Amans était l’invité du webinar d’hier. Avec la première édition de notre prix, nous souhaitions prolonger cette réflexion politique globale par une pensée plus académique.
Pensez-vous que les incitations fiscales en faveur de la philanthropie soient justifiées?
Oui, la philanthropie doit pouvoir bénéficier d’encouragements dans la mesure où elle permet au capital privé de compléter, voire d’initier, des dispositions prises par les fonds publics. Très souvent, les programmes publics s’inscrivent dans des planifications à moyen terme, pour quatre ou cinq ans. Par conséquent, il leur est difficile de réagir à une situation d’urgence. Plus réactives, les fondations peuvent allumer la flamme qui alimentera ces causes par la suite, à plus long terme. En outre, la philanthropie est une forme de redistribution: partie de ce que vous avez gagné revient à la société, non pas en termes d’impôts mais de dons.
Pourquoi est-il autant nécessaire d’épauler la recherche sur ces questions?
Toutes les grandes tendances – pour être justifiables sur le plan budgétaire, monétaire ou politique – doivent s’accompagner d’une accréditation scientifique. Il vaut donc la peine d’encourager ces réflexions.A noter que, si la philanthropie bénéficie d’une belle confiance de la part de la population suisse, les informations qui lui sont associées restent parcellaires, voire peu transparentes. Pour diminuer la méfiance envers ce milieu, il faut correctement expliquer l’action philanthropique. C’est le rôle des chercheurs: montrer que son impact peut être mesurable et source de solutions pour des problèmes difficiles à résoudre autrement.
Selon la faîtière SwissFoundations, la Suisse affiche une densité de 15,6 fondations pour 10.000 habitants, soit proportionnellement six fois plus qu’aux États-Unis ou en Allemagne. De plus, le canton de Genève est celui qui a enregistré la plus forte croissance en 2019, avec 65 fondations supplémentaires. Il était temps, en 2017, de créer le Centre en philanthropie pour étudier cet écosystème?
Oui, vu le pôle d’attraction de la pensée académique que représente Genève et de l’intensité des activités philanthropiques de la région. D’ailleurs, la philanthropie de l’Arc lémanique est clairement axée sur la formation et la recherche. Et la répartition des fondations reflète la géographie du bassin des universités et hautes écoles spécialisées.
Quels sont les risques pour le secteur?
D’abord, la philanthropie ne doit pas se substituer à l’investissement. Elle doit rester un geste désintéressé qui octroie du temps au milieu économique pour pouvoir attaquer un problème à bras le corps. Prenez la crise de la Covid-19: l’approvisionnement en masques ou médicaments venus de Chine a posé problème. Des actions philanthropiques ont partiellement pallié cette urgence, telles que la task force de la société civile et des Hôpitaux Universitaires genevois (HUG) que j’ai moi-même pilotée. Elle a pourvu masques et gel hydro-alcoolique avant que des acteurs économiques, comme Givaudan, ne puissent devenir les fournisseurs qui corrigent ce manque.
L’autre écueil concerne les pouvoirs publics. La philanthropie ne doit pas se substituer à l’Etat en dictant l’agenda des priorités. En bref: ce n’est pas parce qu’une organisation en a les moyens qu’elle peut se permettre de décider de l’allocation des ressources envers telle ou telle problématique. Prévoir quels sont les besoins de la société reste une prérogative de l’Etat. Les études académiques peuvent justement nous aider à mieux cerner ce rôle complémentaire du philanthrope aux côtés de l’Etat.
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