Entre effets inattendus ou indésirables et entre divergences sur ses modalités, l’introduction du salaire minimum à Genève suscite de fortes tensions. Déjà au sein des livreurs d’Uber Eats. Les coursiers, comme l’a révélé la presse, ont vu leurs pourboires retenus par la société qui les salarie pour des questions de rentabilité.
Puis au sein du gouvernement. Le ministre de l’Emploi, Mauro Poggia, redoute que le canton ne devienne encore plus attractif pour les travailleurs non-résidents: «Le salaire minimum le plus élevé du monde peut donner un signe à l’ensemble des salariés de l’Union européenne, notamment en France.»
Et enfin au sein des syndicats ainsi que des associations patronales. Les uns comme les autres ont, pour des motifs différents, déposé des recours en justice contre les dispositions définissant l’application de l’initiative approuvée le 27 septembre dernier.
Quelle indexation? Quelle date?
Le désaccord porte sur deux aspects: l’indexation des salaires au coût de la vie et la mise en application de la nouvelle législation.
Pour les syndicats, le salaire minimum doit être indexé dès le 1er novembre à 23,37 francs grâce à l’indice d’août 2019, et rester à 23,37 francs durant toute l’année 2021.
Quant aux milieux patronaux, ils prônent une indexation seulement en début d’année, soit le 1er janvier 2021, avec l’indice d’août 2020. Un calcul qui porte le salaire horaire plus bas, à 23,14 francs pour 2021.
Ces derniers contestent aussi la date de l’entrée en vigueur de la nouvelle législation, soit ce 1er novembre. Une date qui ne permettrait pas aux employeurs de s’adapter, particulièrement dans le contexte de la crise sanitaire.
Ces recours n’ayant pas d’effet suspensif, le salaire minimum de 23 francs par heure est appliqué dans le canton, même si une convention collective prévoit un tarif plus bas.
Quelles conséquences pour l’économie?
Si Neuchâtel, premier canton suisse à adopter un salaire minimum légal, n’a relevé aucune conséquences négatives pour son économie (lire ci-dessous), le ministre genevois Mauro Poggia craint cependant «que cette révolution salariale ne fasse plus de mal que de bien». Par exemple en se retournant «contre les salariés les moins rémunérés du canton». «La main-d’œuvre européenne se dit que, même avec une formation, 4000 francs en euros, elle ne l’atteindra jamais. Ce qui va évidemment accroître la concurrence pour nos salariés. Si aujourd’hui nous avons 100 candidatures françaises pour 10 de résidents genevois, on pourrait désormais en avoir 1000 au final. En clair, cela risque d’être encore plus difficile pour les travailleurs peu formés de se faire une place.»
A l’exemple neuchâtelois, Giovanni Ferro-Luzzi répond qu’il n’est pas possible d’en «déduire mécaniquement que Genève connaîtra le même sort». Pour le spécialiste du marché du travail, Neuchâtel a pu bénéficier de facteurs favorables: la période économique était bonne, le nombre de travailleurs concernés n’était pas trop important (environ 2700 contre 30.000 potentiellement à Genève) et les écarts salariaux à rattraper n’étaient pas trop élevés.
Il évoque aussi le risque d’une concurrence des travailleurs qualifiés vis-à-vis de candidats résidents peu formés. «Si le salaire d’entrée est plus élevé, les employeurs seraient peut-être tentés de prendre quelqu’un de plus qualifié, par exemple embaucher plutôt un maçon à la place d’un manœuvre. Ce sont des choses qui peuvent se produire.»
Le professeur d’économie à l’Université de Genève et à la Haute Ecole de Gestion estime aussi qu’il sera difficile de voir un rééquilibrage des salaires au sein des entreprises en raison de la crise sanitaire. «Celui qui était payé un peu plus de 4000 francs ou l’équivalent du salaire minimum, mais qui a de l’expérience va exiger un salaire un peu plus élevé. Or, il lui sera difficile de demander une hausse de salaire dans le contexte actuel.»
Quelles marges de manœuvre pour les entreprises?
Pour éviter une surcharge des coûts, des employeurs ont par exemple décidé d’augmenter leurs tarifs, ou vont le pratiquer. C’est le cas des boulangeries A. Pougnier. «Si les coûts augmentent, cela peut effectivement se traduire par une hausse des prix dans les secteurs concernés par la réforme. En fin de compte, si la population a voté en faveur de l’initiative, peut-être qu’elle est alors d’accord de payer un prix plus élevé pour une baguette de pain», tempère Giovanni Ferro-Luzzi.
Si le spécialiste écarte toute spirale inflationniste, il évoque en revanche la possibilité que les employeurs compensent la hausse du tarif horaire par une baisse du nombre d’heures travaillées et ainsi par une augmentation de la productivité. «La mise en pratique du salaire minimum à Genève doit être étudiée. Ce n’est que dans un an ou deux ans qu’on pourra effectuer une analyse coût/bénéfice.»

Un premier bilan positif à Neuchâtel, canton précurseur
Neuchâtel fait figure de pionnier en Suisse pour avoir été, en 2017, le premier canton à appliquer le salaire minimum. Environ 2700 salariés étaient alors concernés par cette nouvelle législation. Aujourd’hui, le gouvernement n’a constaté aucun effet pervers sur son économie. Au contraire. «L’emploi a continué de progresser, le chômage de reculer et le recours à l’aide sociale de diminuer durant la période observée, commente Jean-Nathanaël Karakash, conseiller d’Etat en charge de l’Economie. S’il n’est pas possible de dire que le salaire minimum a contribué de manière significative à ces évolutions positives, à tout le moins il ne les a pas freinées.»
Pour le ministre, le bilan se révèle d’autant plus positif que l’introduction du salaire minimum, de 20,08 francs de l’heure cette année, a aussi «permis d’instaurer une protection supplémentaire contre le dumping salarial, contre le risque de devoir systématiquement compléter les salaires insuffisants par des prestations sociales. Cela au bénéfice des employés comme des entreprises et des collectivités publiques.»
L’influence de la pandémie
Le salaire minimum peut apporter, selon l’Organisation internationale du travail (OIT), une multitude d’effets positifs, comme celui de réduire la précarité et les inégalités salariales liées au genre. Des conditions sociales qui se sont cependant détériorées avec la pandémie de Covid-19. Dans son dernier rapport de décembre, l’OIT relève ainsi que, en raison de la crise sanitaire, les rémunérations devraient subir une très forte pression vers le bas. Les revenus des femmes et des travailleurs faiblement payés ont quant eux déjà été affectés «de manière disproportionnée». Parmi les salariés, les différences entre les 10% les mieux et les moins bien rémunérés ont augmenté partout pendant la pandémie, souligne l’OIT. Parmi la trentaine d’Etats européens analysés, ces disparités devraient s’étendre de plus de 21% en moyenne. Avec une progression inférieure à 10%, la Suisse figure en sixième place de cette étude.
De manière générale, il existe un salaire minimum dans 90% des 187 Etats membres de l’OIT. Mais celui-ci «ne protège pas tous les travailleurs», précise Nicolas Maitre, économiste de l’agence des Nations Unies. «Avant même le début de la pandémie, plus de 260 millions de personnes étaient payées à un niveau inférieur au salaire horaire minimum. Soit parce que la législation n’était pas appliquée, soit parce qu’elles en étaient exclues. Et les femmes sont surreprésentées.»
L’UE planche aussi sur un salaire minimum
Comme elle l’avait promis lors de son investiture à la présidence de la Commission européenne, Ursula von der Leyen s’est engagée dans la mise en place d’un salaire minimum au sein de l’UE. Et dix mois plus tard, en octobre dernier, la Commission a publié son projet de directive. Un exercice difficile car il ne s’agit pas de fixer un revenu minimum identique dans tous les Etats membres, les niveaux de vie étant différents d’un pays à l’autre. Le projet prévoit alors de fixer des règles communes afin de garantir une vie décente. Il est notamment envisagé de renforcer les processus de négociation entre les partenaires sociaux ou encore de demander aux Etats d’adopter diverses mesures pour s’assurer de l’application du salaire minimum. La Commission veut par ailleurs obtenir chaque année des pays membres un rapport sur le sujet. Cette directive sur «un salaire minimum adéquat dans l’Union européenne», qui doit encore être approuvée par le Parlement et par le Conseil de l’UE, n’oblige en rien les six pays qui n’en disposent pas (Danemark, Italie, Chypre, Autriche, Finlande et Suède). Parmi les 21 Etats qui appliquent un salaire minimum mensuel, ce dernier varie entre 312 euros pour le plus bas, en Bulgarie, à 2142 euros pour le plus haut, au Luxembourg, d’après les chiffres publiés cette année par Eurostat.