10 novembre 2020, 16h35
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Les Suisses doivent se prononcer le 29 novembre sur l’initiative populaire «Entreprises responsables», qui vise à imposer de nouvelles obligations légales plus strictes aux sociétés suisses actives à l’étranger. Afin de clarifier les arguments des deux camps, L’Agefi a organisé un débat entre deux entrepreneurs issus du secteur des matières premières. D’un côté, Alexandre Sacerdoti, ancien directeur général de Chocolat Villars, devenu consultant et partisan de l’initiative. De l’autre, Ramon Esteve, administrateur d’ECOM Agroindustrial, société familiale de négoce de café, coton et cacao. Il est également président de la Swiss Trading and Shipping Association (STSA), qui réunit les entreprises suisses actives sur les marchés des matières premières en faveur du contre-projet.
Les deux intervenants ont été choisis pour leur connaissance du négoce de matières premières et notamment du cacao. Un tiers du commerce mondial de cacao est traité en Suisse.
I - Entités concernées: multinationales ou entreprises?
L’initiative a été déposée sous le nom «Entreprises responsables. Pour protéger l’être humain et l’environnement». Pourquoi les initiants ont-ils remplacé «entreprises» par «multinationales responsables»?
Alexandre Sacerdoti (AS): Il y a 700.000 entreprises en Suisse et 24.000 multinationales. Parmi ces dernières, 14.000 sont de nationalité suisse. La majorité d’entre elles sont actives dans le négoce et la production de matières premières. Le périmètre de notre initiative concerne in fine 1500 entreprises à caractère multinational et dont le comportement serait susceptible de ne pas être éthique vis-à-vis des droits humains et de l’environnement. La grande majorité des PME (plus de 250 collaborateurs) n’intentent pas d’action négative sur les droits humains. C’est très rare. Les cinq multinationales que nous visons en particulier ne sont pas connues du grand public. De fait, elles ne subissent aucune sanction de la part du consommateur final.
Glencore, Syngenta, Lafarge Holcim sont les multinationales régulièrement citées sur le site des initiants et lors de vos interventions médiatiques. Mais quelles sont les deux autres?
AS: Je ne les citerai pas ici, mais elles défrayent la chronique régulièrement en raison de leur non-respect des droits humains (travail des enfants) et de l’environnement (pollution). Leur comportement s’apparente à celui d’un voyou. En réalité, l’initiative en vise plus que cinq, mais elles restent peu nombreuses.
L’initiative aurait-elle pu être éligible avec «multinationales responsables» dans le texte initial?
AS: Je pense que oui.
Vous dites que l’initiative vise les multinationales, mais le texte n’exclut pas formellement les PME. Qu’en est-il réellement?
AS: Elles sont totalement exclues du texte.
Ramon Esteve (RE): Heureux de vous entendre dire que les PME ne sont pas visées, mais c’est faux. Dans le texte de l’initiative, les PME ne sont pas explicitement exclues. En revanche, dans le contre-projet, elles le sont, à l’exception du secteur extractif et ceux comportant un risque pour le travail des enfants. Les initiants ont transformé leur titre en «multinationales» responsables, c’est plus porteur émotionnellement que «entreprises» responsables et ils essayent de sous-entendre que les PME ne seront pas touchées, mais c’est faux!
AS: L’initiative le dit aussi. Seules les PME actives dans des secteurs à haut risque sont concernées. On pense ici aux matières premières comme le cuivre, l’or, ou le commerce de diamants ou de bois tropical.
Vous dites que le contre-projet est plus clair dans sa délimitation car il exclut les PME dans son application. Combien d’entreprises sont concernées par le contre-projet?
RE: Je ne sais pas. Au sein de la STSA (Swiss Trading and Shipping Association), 80% de nos membres sont des PME de moins de vingt salariés (ndlr: environ 150 sur les 190 sociétés membres de l’association). Avec le contre-projet, ces petites sociétés seraient exclues.
II - Contenu des obligations de la société-mère
Selon l’initiative, les obligations de la société-mère s’étendent à ses filiales et à l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement et vice-versa. Pourquoi instaurer des règles si étendues en matière de responsabilité aux entreprises ayant leur siège statutaire en Suisse, alors que le reste du monde ne le pratique pas?
AS: Il est temps de faire bouger les lignes et d’accompagner le progrès de façon éthique, c’est-à-dire dans le respect des principes des Nations Unies. Nous savons tous que si les responsabilités se font sur base volontaire, cela ne suffit pas. Regardez le cas de la multinationale Cargill, qui a été nommée en 2019 «pire entreprise du monde», par le groupe environnemental Mighty Earth (ndlr: une association américaine dont l’équivalent suisse serait Public Eye), alors qu’elle avance un comportement exemplaire dans ses rapports publiés. Le devoir de diligence et la déclaration sur papier glacé ne servent à rien.
Notre message aux négociants majoritairement concernés par notre initiative est le suivant: vous qui avez votre siège en Suisse, comportez-vous à l’étranger comme vous vous comportez en Suisse! En France, où la loi sur le devoir de vigilance a été adoptée en 2017, le bilan est peu honorable: 27% des 265 entreprises recensées n’ont toujours pas publié de plan de vigilance. C’est à nouveau la preuve que les compromis ne font que retarder les catastrophes. Je qualifierai le contre-projet de pis-aller.
RE: Oui, c’est le cas de l’initiative, mais déjà le contre-projet place la Suisse dans le groupe de tête des pays les plus exigeants. Le contre-projet requiert la diligence dans deux domaines extrêmement sensibles: le travail des enfants, où il suit le droit néerlandais (ndlr: depuis mai 2019, les Pays-Bas ont adopté la Loi sur la diligence raisonnable en matière de travail des enfants) et le secteur minier où il suit les normes européennes. Il y a donc un alignement avec des normes internationales. Je crois qu’on s’accorde tous sur le besoin d’une responsabilité et de la diligence, mais c’est surtout les moyens de droit qu’introduit l’initiative qui posent problème. L’épouvantail des initiants sont les sociétés extractives, pourtant, selon l’ONG Responsible Mining Foundation, financée par ailleurs par le Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO) et le gouvernement néerlandais, les compagnies minières suisses se classent dans le top 10 parmi les 38 analysées en ce qui concerne les questions économiques, environnementales, sociales et de gouvernance. Le rapport reconnaît même l’excellence de leur travail de diligence.
Le contre-projet prévoit de nouvelles obligations. Un «non» à l’initiative n’affaiblirait donc pas la protection des droits humains et de l’environnement. Un «non» à l’initiative est en réalité un «oui» à de nouvelles obligations pour les entreprises.
A l’exception des entreprises actives dans le commerce de minerais ou de métaux, le contre-projet ne demande qu’une obligation d’établir des rapports sur les questions non-financières. Effectuer du reporting, est-ce vraiment suffisant?
RE: Le devoir de diligence est implicite. Les rapports annuels obligatoires créent de la transparence, ce que l’on nous reproche aux négociants souvent de ne pas avoir. Au besoin, une loi comme le contre-projet pourra plus facilement être adaptée aux circonstances du moment qu’une norme constitutionnelle forcément vague et plus rigide.
III - La responsabilité des entreprises
L’initiative veut engager la responsabilité des entreprises devant les tribunaux suisses pour un comportement fautif par une filiale ou un sous-traitant, dépendant d’elle économiquement à l’étranger. Quelle est votre définition de la dépendance économique? L’ayant-droit économique?
AS: C’est en effet l’ayant-droit économique. Lorsqu’une entreprise détient le contrôle total sur ses filiales, elle détient le pouvoir de décision et a donc la responsabilité de ses employés vis-à-vis du préjudice causé à l’étranger. Le texte n’ajoute pas de nouvelle responsabilité, il étend l’application à l’étranger de l’article 55 du Code des obligations. Une filiale est comme un fils ou une fille.
Le texte précise que la responsabilité de l’entreprise serait engagée si un sous-traitant dépendant économiquement d’elle est à l’origine du dommage.
AS: Tout dépend du niveau de dépendance dans lequel se trouve ce sous-traitant. Je dirais que, à partir de 70 à 80% du chiffre d’affaires, un fournisseur est considéré comme dépendant et peut donc être concerné par le texte, mais tout dépend du contexte particulier dans lequel cette dépendance s’exerce.
RE: Oui c’est très clair et le fait de dire que l’initiative n’est pas étendue aux fournisseurs est une contre-vérité. Avec cette initiative, toutes les entreprises concernées devront contrôler l’entier de leur chaîne d’approvisionnement dans le monde. C’est une tâche lourde et coûteuse à accomplir. La moindre lacune de diligence pourrait être un prétexte au lancement d’une longue procédure en responsabilité en Suisse. Que l’entreprise soit fautive ou pas, sa réputation sera ternie tant que durera la procédure et au-delà.
L’initiative risque de surcharger les tribunaux car ce seront des affaires complexes. Le tribunal suisse usurperait le pouvoir d’autres Etats de juger des faits arrivés sur leur territoire; je vous laisse imaginer le conflit de juridiction si une société et sa filiale sont actionnées dans leur pays respectif: deux actions pour un seul ayant-droit économique. L’incident diplomatique n’est pas exclu vu que le tribunal suisse devra s’appuyer sur les canaux diplomatiques pour notifier des actes de procédure sur le territoire de l’Etat tiers. Autre difficulté, le fournisseur peut être une société étatique.
Dans le cas d’un procès en responsabilité, à qui incomberait le fardeau de la preuve?
RE: Les deux articles du Code civil dont il est question sont les 41 (responsabilité générale) et 55 (responsabilité de l’employeur). Ce dernier met le fardeau de la preuve sur l’employeur parce que le législateur a considéré qu’il y avait une relation léonine entre les employeurs et employés, l’employeur a le moyen d’exercer une pression sur l’employé. L’initiative met le fardeau de la preuve sur l’entreprise par analogie; c’est aberrant, si une entreprise peut donner des ordres à un employé et en surveiller l’exécution, on n’est pas dans la même situation avec une entreprise tierce.
AS: L’initiative donne la possibilité à une victime d’intenter une action en justice sur le plan civil en Suisse si elle arrive à prouver le préjudice subi à l’étranger. Encore faut-il qu’il y ait suffisamment d’indices, que l’action soit recevable et que la juridiction civile suisse l’accepte, dans la cohérence des normes internationales des Nations Unies.
RE: Cela revient à dire à tous les autres pays que leur système judiciaire est corrompu, alors que nous devrions travailler main dans la main avec ces pays. La justice suisse devrait rester à un niveau subsidiaire.
AS: Non. Il ne s’agit pas de donner à la Suisse un devoir d’exemplarité, mais de faire bouger les lignes. Voici ce que nous observons dans la réalité: des procédures sont initiées à l’étranger, avec des faits prouvés, mais les responsabilités sont totalement ignorées par les entreprises concernées qui siègent en Suisse et qui échappent à toute justice. Car les faits se passent justement dans les zones de non-droit. Il faut mettre fin juridiquement à de telles pratiques.
RE: En Afrique de l’Ouest, le travail des enfants concerne 1,5 million d’entre eux, selon le dernier rapport du Centre national de recherche de l’université de Chicago (NORC). C’est malheureusement une réalité. Mais la situation s’améliore, si les cas de travail des enfants restent peu changés, le taux de scolarisation s’est nettement amélioré. Le trafic d’enfants est tragique et concernerait 1% des enfants aujourd’hui, selon la NORC. Notre groupe a 1500 collaborateurs sur le terrain pour veiller à l’intégrité de nos filières d’approvisionnement; nous avons plus de 600.000 petits producteurs inscrits dans nos programmes et répertoriés sur nos systèmes informatiques.
Le problème est complexe: que dois-je faire si un enfant apporte un sac de fèves à un centre de collecte? Si je le refuse, sa famille ne recevra pas son revenu vital car il n’est disponible qu’au moment de la récolte. Le risque est donc grand que ce sac soit commercialisé par un circuit «inofficiel.» Si je l’accepte, je suis en porte-à-faux avec le texte de l’initiative. Nous essayons de sensibiliser les producteurs aux problèmes du travail des enfants dans nos formations, mais il y a 24 millions de producteurs de café et 4,5 millions de producteurs de cacao dans le monde. Tout n’est pas contrôlable; vous demandez aux négociants de se substituer aux Etats. De plus, l’initiative sous-estime le développement que ces entreprises apportent aux pays émergents.
AS: Lorsque je dirigeais les chocolats Villars, je suis allé sur place et je peux vous dire que dans ce cas précis, vous prenez le sac parce que vous ne pouvez pas à l’instant même connaître avec certitude sa provenance. Mais vous allez accompagner cet enfant pour savoir où et comment son sac a été produit. Et si le producteur est douteux alors vous devez être en mesure de le refuser. A long terme, c’est gagnant. Il faut bien commencer quelque part et donner l’exemple en respectant une éthique.
L’initiative ne risque-t-elle pas de pousser au départ des entreprises multinationales présentes de longue date sur le territoire suisse?
AS: Je ne le crois pas. Selon un sondage du bureau de conseil Deloitte auprès de 112 directeurs financiers d’entreprises, PME et grandes entités, près de la moitié d’entre eux estiment que l’initiative n’aura aucun impact concret sur leurs activités. Même si le «oui» l’emporte, quasiment aucune d’entre elles ne prévoit de vendre des secteurs d’activité ou le transfert de son siège à l’étranger. Près de la moitié des sondés reconnaissent avoir déjà mis en place des mesures, ou prévoient de les mettre en place en cas d’acceptation de l’initiative
RE: Ce n’est pas du tout ce que disent Swissholdings et Economiesuisse, qui représentent bien plus de sociétés. Pour ces organisations patronales, l’initiative entraînerait une grande insécurité juridique qui mettrait à mal la compétitivité des entreprises suisses et affaiblirait sur le long terme la Suisse en tant que place économique. Mais je crains plus pour les pays où nous sommes présents, les entreprises devront probablement se retirer des régions davantage à risque: ce n’est pas idéal en termes de développement et pas idéal non plus pour les communautés locales que les initiants prétendent protéger. Et il ne faut pas oublier que les PME n’auront pas les moyens d’engager un arsenal d’avocats pour pallier les risques d’être poursuivis pour des faits causés à l’étranger.
Le contre-projet prévoit une sanction pénale allant jusqu’à 100.000 francs d’amende en cas de violation de l’obligation d’établir des rapports. Peut-on parler de sanction quand on sait que des sociétés comme Glencore affiche un bénéficie supérieur à 11 milliards de dollars?
RE: L’initiative ne concerne justement pas que des géants comme Glencore. Pour ma société (ndrl: ECOM Agroindustrial) ainsi que pour la plupart des membres de la STSA, cela représenterait une grosse somme.
A trois semaines de la votation fédérale du 29 novembre, près de 63% des Suisses seraient favorables à l’initiative, selon un sondage SSR, contre 33% qui la refuseraient. Face aux moyens marketings déployés par les initiants, quelle réplique apportent les opposants?
RE: Ce sujet des entreprises responsables agit sur un terrain émotionnel. Tout le monde est d’accord sur les principes de diligence et responsabilité. Les négociants suisses sont responsables, des vecteurs importants de développement. Un principe dont le peuple suisse peut être fière. L’initiative va trop loin dans les moyens de droit qu’elle ouvre aux plaignants potentiels. Si l’initiative passe, la discussion va continuer avec la loi d’application.AS: Si je ne me risque à aucun pronostic, je reste confiant car nous avons réussi, à travers cette initiative, à mobiliser une grande partie de la population suisse.