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Patrick Odier: «Il est difficile de ne pas être menaçant»

Avant le vote sur l'initiative de limitation, l’associé senior de la banque Lombard Odier, Patrick Odier, plaide pour l’ouverture à l’Europe, mais admet que davantage d’explications sont nécessaires.

Les accords sont «comme des applications. Si vous ne les mettez pas à jour, ils sont obsolètes» (Keystone)
Les accords sont «comme des applications. Si vous ne les mettez pas à jour, ils sont obsolètes» (Keystone)
10 septembre 2020, 18h45
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Patrick Odier, associé senior de Lombard Odier, a reçu L’Agefi dans les locaux de la banque à la Corraterie. Deux semaines après la publication des résultats semestriels, qui montraient des revenus opérationnels en hausse de 16% à 674 millions de francs et un bond du bénéfice net de 67% à 119 millions. Ce grand entretien intervient dans le contexte électoral particulier avec la votation du 27 septembre sur l’initiative de limitation de l’immigration, cruciale pour l’avenir des relations entre la Suisse et l'Union européenne.

A deux semaines de la votation du 27 septembre, sur l’initiative de limitation, cruciale pour l’avenir du pays, êtes-vous plus inquiet qu’en février 2014, lors du vote sur l’initiative contre l’immigration de masse?  
Patrick Odier:
Je reste inquiet car nous n’avons pas clarifié notre relation avec l’Union européenne. (Depuis six ans, nous vivons dans une situation d’accommodement pour concilier une vision souverainiste de la Suisse avec   une ouverture à l’Europe, qui pourtant a fait ses preuves). Notre position mérite d’être mieux expliquée aux citoyens. S’il est difficile de mettre des chiffres sur les rapports Suisse-Europe, l’aspect plus qualitatif de notre relation mérite d’être mieux appréhendé.  

Un exemple parlant est celui de la recherche, qu’elle soit fondamentale ou appliquée. La Suisse, économie du savoir à forte valeur ajoutée, dépend d’un réseau en partie européen, qui lui permet d’influencer les solutions de demain. Ce réseau a aussi un impact sur la valeur ajoutée de notre propre pays, sur la création de postes de travail. Or depuis le 9 février 2014, notre leadership a été mis à mal. Nous avons en effet subi une perte d’influence, de connaissance et d’attractivité dans le domaine de la recherche et la Suisse n’a pas retrouvé son niveau d’avant 2014. Il y a là un vrai enjeu de circulation des idées et de compétitivité. Cette initiative de limitation est l’occasion de passer ces messages et de lutter contre une vision à court terme.

En tant que pays tiers, un accès aux fonds européens – comme le programme Horizon 21 – reste néanmoins possible.
Certes, mais l’influence d’un pays tiers est beaucoup plus limitée. C’est toute la différence entre la vision à court terme et l’engagement à long terme. A long terme, la création de valeur dépasse largement l’investissement initial. 

Quid du poids de l’accord de libre-échange datant de 1972? 
Les conditions ont complètement changé depuis. Ces conditions sont comme les applications sur votre tablette: si vous ne les mettez pas à jour, elles sont obsolètes. Certains ne réalisent pas que les seuls traités internationaux régis par l’OMC ne suffisent pas.

Ce qui est sous-jacent à cette initiative de limitation est notre capacité à trouver un accord institutionnel avec l’Europe. Je regrette que cette discussion ait été décalée. Nous étions, il y un an, très proches d’avoir trouvé une solution sur l’accord-cadre, mais le gouvernement a préféré repousser. Et depuis, les conditions de négociation avec l’Europe se sont durcies. 

Si le oui l’emporte, quelles seront les conséquences pour Lombard Odier et les banques en général?  
Nous avons vu par le passé que le secteur des services est assez mobile et peut fournir ses prestations depuis d’autres pays. Si nous restons attachés à la Suisse, il est généralement plus facile pour une industrie comme la nôtre de se relocaliser, contrairement à d’autres branches ou à des PME qui créent l’essentiel de la valeur de l’économie suisse. Il est difficile de ne pas être menaçant, mais c’est la réalité.

En outre s’appuyer sur les accords bilatéraux donne une voix, une capacité de dialogue et d’influence, supérieure à celle qu’ont les pays tiers. La Suisse perdrait cette possibilité d’être entendue et donc de savoir où s’oriente la réflexion. 

Cette votation s’inscrit dans un contexte particulier, celui de la pandémie...
Sans dramatiser, les citoyens suisses font la différence entre le choc externe créé par la pandémie et ce vote de nature plus structurelle. Ce choc externe est mondial et l’impact sur l’économie suisse assez bien maîtrisé. L’initiative de limitation ne permettrait pas de sortir de cette crise de façon plus aisée. Elle ajouterait une difficulté économique dans la relation avec notre plus grand partenaire commercial et risquerait de rallonger le dernier kilomètre qu’il nous faudra parcourir pour retrouver le niveau d’activité pré-Covid. 

La récession provoquée par cette pandémie inédite est historique. Et pourtant, c’est une pandémie presque sans malades, avec un faible niveau d’hospitalisations et pratiquement sans morts. Le coût économique des mesures sanitaires n’est-il donc pas aberrant?  
Encore faut-il définir ce coût. En début de crise, avec le niveau de connaissance relatif, la prudence prévalait. La Suisse a réussi à éviter un conflit entre économie et santé. Elle a réussi à gérer la problématique du droit d’urgence et nos principes démocratiques.

Cette crise est peut-être aussi une chance, pour certaines branches dont la vôtre. La numérisation de la banque privée n’a-t-elle pas fait des progrès inédits? Avec le travail à distance, l'enregistrement des clients sans rencontre physique, par exemple.

Le secteur bancaire n’a pas attendu la crise pour intégrer des outils technologiques pour répondre aux changements structurels. Nous étions peut-être mieux préparés au sein de notre établissement où la technologie est une priorité stratégique depuis 40 ans. Le processus est dicté par trois éléments: l’efficience opérationnelle, c’est-à-dire réduire les coûts pour répondre à la pression sur les marges qui est globale; l’exigence de la clientèle pour des services à distance; la gestion des risques qui continuent à augmenter, avec notamment la volatilité des marchés financiers. 

C’est là qu’intervient l’innovation, comme la blockchain. Cette crise pourrait accélérer son intégration dans de nombreuses applications.  


Est-ce aussi le cas pour Facebook, avec la crypto-monnaie qu’il promeut, Libra, les services financiers dit « F2 », Facebook Financial qu’il prépare? 
La transformation de la distribution des services financiers est une tendance de fond. Alibaba était précurseur, suivi par Google, Apple et Facebook. C’est généralement la partie standardisée de ces services, celle à faible valeur ajoutée qui est concernée. Car pour tout ce qui relève du jugement, le conseil reste humain. Le niveau de compétences techniques dans les conseils prodigués par la banque privée s’est considérablement déployé ces dernières années.  

J’ai rencontré David Marcus (ndlr: le responsable de Libra) à Davos. Sa vision de l’inclusivité des moyens de paiement est juste. J’y suis sensible car la finance a un rôle important à jouer dans le traitement des inégalités. Dans la Libra, il y aussi l’aspect de politique monétaire, qui sera une condition de son succès.  Si elle devient un moyen de paiement admis par les banques centrales, alternatif aux crypto-devises, nous devrons alors nous y intéresser. Et, qui sait, intégrer le consortium de la fondation Libra à Genève.

Au premier semestre 2020 (actifs sous gestion: 290 milliards de francs), Lombard Odier a pu enregistrer six milliards de francs d’apports nets. La gestion de fortune reste prépondérante par rapport à celle institutionnelle, cette dernière n’est-elle pas en retrait?
Plus que la masse, nous visons la pertinence de l’offre, surtout sur des marchés volatiles et en temps de crise, via des stratégies à fortes convictions comme par exemple de couvertures, totalement décorrélées, basées sur le big data, afin d’offrir des rendements sûrs à long terme pour notre clientèle. Nous avons lancé des stratégies à forte conviction où la durabilité est source d'alpha. Le lancement du fonds de transition climatique pendant la crise s'élève à près de 500 millions de francs et notre fonds fintech se porte très bien.

Et en comparaison avec le groupe Pictet, qui enregistre fin juin 559 milliards d’avoirs sous gestion et administration et dont les deux lignes de métier se partagent environ la moitié chacune de ces avoirs?   
Nonobstant un modèle d’affaires similaire, les stratégies varient. Nous sommes très fiers de développer notre propre technologie propriétaire pour mieux servir nos clients. Avec notre dimension technologique, notre modèle est sensiblement différent dans l’industrie. Nous travaillons par cycle d’investissement. Par exemple, dans le domaine durable, nous avons levé des montants significatifs depuis le mois de mars. Plus que la masse sous gestion, nous veillons à la rentabilité du groupe afin de pouvoir constamment investir sans discontinuer, notamment en période de crise, comme l’illustre notre futur siège, la nouvelle plateforme bancaire et l’engagement de banquiers et d’experts.  

Vous mentionnez le développement durable avec votre Climate Transition fund, quelle est la part des investissements durables dans les portefeuilles de Lombard Odier? 
80% des actifs totaux que nous gérons sont soumis à un filtre durable, plus large que les seuls critères ESG, qui ne représentent qu’une note. Outre la durabilité financière, nous cherchons à évaluer deux dimensions de la durabilité des entreprises: ce qu’elles font - leur modèle d'affaires et leurs activités - et comment elles opèrent, soit leur politique d’entreprise. L’enjeu est d’évaluer le potentiel des entreprises face aux défis de la durabilité, afin d’identifier celles qui gagneront des parts de marché dans une économie décarbonée. Hormis pour des raisons éthiques, l’exclusion n’a souvent pas l’impact positif souhaité, contrairement à l’engagement actionnarial que nous pratiquons.

Qu’en est-il de la conférence Building Bridges et du positionnement de la place financière suisse en matière de finance durable?  
Notre ambition est claire: cette conférence doit devenir d’ici cinq ans la référence dans la finance durable. La seconde édition a été repoussée en 2021 en raison de la situation sanitaire. Elle doit trouver sa place dans l’agenda mondial entre le WEF et la COP 26, avec un impact supplémentaire par rapport à la première édition de septembre 2019. Nous avons pour cela renforcé le tour de table avec notamment les CEO de l’Association suisse des banquiers et de l’UNEP (Le programme des Nations Unies pour l’environnement ndlr) ainsi que la Secrétaire d’Etat aux Finances. Avec en ligne de mire les objectifs de la COP 26. Les orateurs débattront de résultats tangibles, comme par exemple, la mise en œuvre de manière efficace de la taxonomie européenne.  
 
2023, sera l’année de l’inauguration de «1Roof», nouveau quartier général de Lombard Odier à Bellevue. Serez-vous présent en tant qu’associé senior ou aurez-vous déjà cédé le poste à Hubert Keller, comme vous l’avez annoncé en 2019?  
Nous avons annoncé que je passerai la main à la fin 2022, mais je pense que je serai invité (rire). Nous avons le privilège d’être dans une entreprise qui peut se permettre de planifier à moyen et long terme, avec un Collège d’associés très équilibré et une diversité de compétences très complémentaires. Anticiper une succession annoncée permet une transition souple et illustre notre culture de réflexion à long terme. Les associés prennent toujours soin de laisser le groupe dans de meilleures conditions que lorsqu’ils l’ont rejoint.

Les Lombard ne siègent plus au Collège des associés de Lombard Odier. Fin 2022, avec votre retraite, le nom Odier va aussi en disparaître. Pour combien de temps?   
Lombard Odier a toujours privilégié l’intégration des meilleures personnes, internes et externes, pour diriger le groupe. Ce qui est important, c’est l’équilibre entre compétences, partage de valeurs et légitimité. Les familles s’inscrivent dans ce cadre et font partie de l’ADN de l’entreprise. Il y a notamment d’autres familles dont le patronyme ne figure pas sur la raison sociale, mais qui ont aussi façonné le groupe et dont l’actuelle génération prend une part active aux succès d’aujourd’hui. Cette évolution est naturelle et nos dirigeants restent très proches de la banque, comme par exemple Christophe Hentsch (ndlr: 62 ans), qui a émis le souhait de se retirer du Collège des associés à la fin de l’année, et qui deviendra membre de l’organe de contrôle du groupe. Alexandre Zeller et Denis Pittet reprendront ses responsabilités. A nouveau, un exemple de transition souple…