1950, le jeudi 28 septembre: L’Agefi publie son premier numéro. Un journal de huit pages, sans photo, ni publicité, totalement consacré à l’économie et à la finance.
Cette année-là, la télévision arrive dans quelques foyers privilégiés, l’«Hymne à l’amour» d’Edith Piaf sort dans les bacs, et dans la société, le seul rôle que l’on voulait bien laisser aux femmes, c’était celui de mère et de ménagère. Le Brésil n’a pas encore remporté la moindre Coupe du Monde de football, ni l’Allemagne d’ailleurs.
Cette année-là, les Etats africains entament leur décolonisation, l’Europe est divisée en deux blocs rivaux «par un rideau de fer», la Chine est dirigée par les communistes de Mao Zedong. Et cette année 1950 ne se termine pas sous des auspices favorables. L’événement le plus grave que l’humanité ait eu à déplorer depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale a éclaté en juin: la guerre de Corée.
Ce conflit constitue le fil rouge de la première édition de L’Agefi. Elle en fait sa Une, en titrant sur l’une de ses conséquences, les hausses d’impôts à venir aux Etats-Unis. John Snyder, alors secrétaire d’Etat au Trésor américain, établit les faits: «Je ne pense pas que les gens ont jusqu’à présent quelque notion que ce soit de l’ampleur qu’aura le programme de défense des Etats-Unis l’année prochaine. Le Congrès a consacré 30 milliards de dollars pour la défense et l’aide à l’étranger durant l’exercice se terminant le 30 juin 1951. Ce chiffre sera probablement substantiellement augmenté l’année suivante et la plus grande partie de cet argent devra être produite par des impôts.»
A titre de comparaison, le président Donald Trump a envoyé au Congrès une proposition de demande de budget de 740,5 milliards de dollars pour la sécurité nationale, dont 705,4 milliards pour le ministère de la Défense pour l’exercice 2021. En prenant en compte l’inflation, cela équivaut au double de l’époque.
Plan Marshall jugé trop élevé
Les finances américaines préoccupent aussi le sénateur et président de la Commission des Affaires étrangères, Tom Connally, qui souhaite réduire l’action du plan Marshall. «Nous ne pouvons continuer indéfiniment à verser de grosses sommes et des fournitures à tous les pays du monde qui en ont besoin. Notre économie n’y résistera pas.» Pour lui, l’aide économique à l’Europe occidentale peut être abaissée en-dessous des 2,6 milliards de dollars prévus. Il n’a cependant fait aucun pronostic sur la question de savoir s’il y aura une augmentation l’année prochaine des 5,2 milliards pour l’aide militaire aux pays anti-communistes.
Dans ce contexte de soutien, L’Agefi rapporte que le plan Myrdal semble bien engagé. Souvenons-nous: au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe est dévastée, des villes entières sont presque rasées. Créée en 1947, la Commission économique des Nations unies pour l’Europe (UNECE) est l’une des cinq commissions régionales de l’Organisation des Nations unies (ONU). En clair, elle vise à promouvoir l’intégration économique paneuropéenne. Dirigée à l’époque par l’économiste suédois Gunnar Myrdal, son plan consiste en des échanges de produits, notamment des céréales, entre les pays de l’Est et l’Ouest européens. «La négociation collective pourrait s’engager prochainement à Genève, écrit L’Agefi du 28 septembre 1950. Il ne manque plus que la réponse définitive du gouvernement de Moscou, qui a demandé des informations complémentaires.»
Au sortir de la guerre, l’Allemagne est partagée en deux Etats: la République fédérale d’Allemagne (RFA), liée au bloc occidental, et la République démocratique allemande (RDA), sous influence soviétique et intégrée au bloc de l’Est. Face à la pression occidentale, les négociateurs allemands sont confrontés à un dilemme: la RFA doit-elle accepter d’assumer pleinement l’héritage des dettes d’avant-guerre du Reich? Ou peut-elle se soustraire à cette responsabilité, étant donné que la partie Est du territoire, la RDA, est occupée par les troupes soviétiques? Le chancelier Konrad Adenauer opte pour la première solution. «Il donnera probablement bientôt aux alliés l’assurance que l’Allemagne occidentale assumera la responsabilité pour sa part dans les dettes allemandes d’avant-guerre», écrit L’Agefi.
Si l’Allemagne fait ses comptes, son gouvernement met aussi de l’ordre dans sa réforme monétaire. Le Reichmark vient d’être remplacé par le Deutsche Mark, nouvelle monnaie introduite par les Américains dans les zones d’occupation alliées en Allemagne. De là découle la création de la Bank Deutscher Länder (BDL), la banque centrale du pays, qui deviendra la Bundesbank. Alors, en septembre 1950, le ministère des Finances élabore le texte du statut bancaire fédéral. «Le directoire de la Banque fédérale centrale (BDL) reste assujetti au contrôle d’un Conseil bancaire central, composé des présidents des banques centrales des pays», rapporte L’Agefi. «Les différends entre la Banque d’émission et le gouvernement fédéral seront réglés par un comité, composé de membres du gouvernement et du Conseil bancaire central, sous la présidence du Chancelier», précise le quotidien.
La tension entre la RFA et la RDA reflète les événements se déroulant dans la région du Pacifique. Et la guerre de Corée continue d’occuper les colonnes de L’Agefi. Le conflit sanctionne la «guerre froide» que se livrent Américains et Soviétiques au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ces derniers ont occupé le nord de la Corée jusqu’au niveau du 38e parallèle qui marque la séparation avec la Corée du Sud, où se sont installés les Américains. «Que va-t-il se passer au 38e parallèle?», s’interroge alors John Gorton, premier ministre australien, dont les propos sont rapportés dans L’Agefi. «On sait que les ministres des trois grandes puissances se sont mis d’accord pour ne pas engager les forces des Nations Unies à le franchir sans directive. Il ne faut cependant pas en déduire que cela équivaudrait à un cessez-le feu», avertit-il.
Le choc provoqué par le déclenchement de la guerre de Corée conduit le Conseil de l’Atlantique-Nord à décider la création d’une «armée européenne unifiée», relate L’Agefi. Ce qui constitue encore actuellement la marque distinctive de l’OTAN.
Malgré ces troubles, la tendance est à la hausse sur les marchés financiers. À Wall Street, la Bourse retrouve son niveau de l’entre-deux-guerres, juste avant le krach de 1929. Autrement dit, «la capitalisation boursière a plus que triplé depuis le point le plus bas de la dépression d’avant-guerre», souligne le journal.
Et en Suisse...
Un mouvement qui profite aussi à la place financière suisse. Ce 28 septembre 1950, «les grandes banques helvétiques restent bien orientées» titre le quotidien. Mais de quels établissements s’agit-il? A l’époque, le pays en compte cinq majeurs: l’Union de Banques Suisses, la Société de Banque Suisse (ndlr: les deux fusionneront pour former UBS en 1998), Credit Suisse, la Banque Leu (qui sera intégrée à CS en 2002) et la Banque Populaire Suisse (elle aussi absorbée par CS dès 1990).
«Le développement des affaires des banques commerciales a subi, pendant les huit premiers mois de l’année courante un certain ralentissement. Mais, depuis fin juillet, les affaires s’étant à nouveau développées, on peut escompter que l’exercice en cours des établissements de crédits fera apparaître des bénéfices aux moins égaux aux précédents.»
En 1950, la somme des bilans atteignait 27,83 milliards pour les banques cantonales et les grands établissements d’après les anciens rapports de la Banque nationale suisse. A titre de comparaison, celle-ci s’élevait à 3317 milliards en 2019.
Contrecoup des années de la guerre de 1939-45 et de celles de l’après-guerre, les banques suisses connaissent une croissance modeste pendant près de vingt ans. Il faut attendre les années 60 pour qu’un essor des activités s’opère, notamment par une expansion sans frein, en particulier des grandes banques, qui se développent aussi bien sur le marché domestique qu’à l’international.
La faiblesse du franc
Une analyse des échanges aux Bourses suisses de ce 28 septembre relève que la journée de la veille n’a pas été étincelante. La séance a ainsi été calme à Genève, où «les valeurs étrangères, spécialement celle du nord de l’Europe, ont gagné quelques points, alors que les valeurs locales demeurent inchangées». A Bâle, la Bourse s’est montrée, en clôture, simplement bien disposée: «Si les valeurs américaines sont plus faibles, sur la parité à New York, on remarque par contre pour les valeurs industrielles suisses une tendance assez soutenue.» A Zurich, la caractéristique a été la résistance des cours, «en dépit de l’accès de faiblesse de New-York.»
Sur le marché des changes, le franc suisse glisse à 22,96 cents de dollar contre 22,98 cents la veille. Si dans les années 50, la monnaie nationale s’impose déjà comme une valeur refuge, elle est encore relativement faible. La question du franc «fort» avait cependant déjà, comme aujourd’hui, affecté l’industrie exportatrice pendant les années 30.
Genève milite pour le tunnel du Mont-Blanc
Du côté des résultats d’entreprises, L’Agefi publie notamment ceux des Câbleries et Tréfileries de Cossonay (SACT) qui boucle son semestre 1949-50 dans les chiffres noirs. Une des trois seules sociétés suisses à fabriquer des câbles, la SACT a passé la crise économique des années 1930 et la Seconde Guerre mondiale sans trop de dommage. Au contraire, elle a toujours cherché à se développer, comme lorsque Aluminium Industrie entre à hauteur de 20% dans son capital en 1942 (livraisons d’aluminium pour remplacer le cuivre dans la production de câbles électriques, en pénurie pendant la guerre). L’entreprise vaudoise a connu son apogée au cours des années 1950 et 1960 employant près de 800 personnes sur le site de Cossonay pour un chiffre d’affaires dépassant les 100 millions de francs.
Le tissu économique subit néanmoins les effets collatéraux de la guerre de Corée, une nouvelle fois mentionnée, même si ce conflit se déroule à plus de 8000 kilomètres. L’Agefi rapporte qu’une hausse du prix de l’essence dans le pays est attendue en raison du relèvement des prix sur le marché mondial ainsi que celui des frais de transports et d’assurances. Le journal parle d’une augmentation de «3 ou 4 centimes» par litre. Le prix passerait ainsi de 60 à 64 centimes au maximum. «Les stocks en Suisse couvrent seulement la consommation pour deux et trois mois, ce qui explique l’effet de la hausse des prix mondiaux sur ceux pratiqués en Suisse», analyse le quotidien. La hausse des prix de l’essence ne freine pas le développement du trafic routier et celui des infrastructures, comme le tunnel du Mont-Blanc. Un futur axe européen pour lequel les autorités genevoises militent afin de faire inscrire sur le projet «Paris-Genève-Rome», écrit L’Agefi. «Certains représentants de l’Etat de Genève se sont invités dans les négociations entre Français et Italiens. Et ce, malgré l’avis contraire de Berne et des Chemins de fer fédéraux (CFF) qui ont pris position contre le percement de ce tunnel», dont la construction débutera en 1959 pour s’ouvrir à la circulation en 1965.
Les échanges inquiètent d’ailleurs le Portugal. Grâce au Plan Marshall, les firmes américaines peuvent vendre leurs machines-outils, chaînes de montage et matériels agricoles aux Européens de l’Ouest durant l’après-guerre.
Aussi, le gouvernement lusitanien décide d’augmenter ses droits de douane sur un grand nombre de produits manufacturés: «55% sur les automobiles, de 30% sur l’équipement électrique et les appareils de radio, de 10% à 50% sur les machines et de 100% à 1000% sur l’outillage», peut-on lire.
Les bases de l’Union européenne
En parallèle, les Etats-Unis ont procédé à des achats massifs de matières premières pour lesquelles ils sont tributaires de l’étranger au début de la guerre de Corée. Cette politique a eu pour effet de faire rapidement doubler les prix de l’étain et tripler ceux du caoutchouc naturel du Sud-Est asiatique. Notamment en Malaisie, où le pays connaît un boom de ses exportations. En août 1950, son commerce extérieur atteint «le chiffre record de 49 millions de livres sterling».
Dans cette Europe de l’après-guerre, six nations travaillent à une alliance, la Communauté européenne du charbon et de l’acier afin notamment de relancer l’économie. Ce qui va jeter les bases de l’Union européenne.