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Katja Gentinetta: «Il faut du courage pour défendre le libéralisme»

Réflexion. Pour permettre au libéralisme de se maintenir, la responsabilité doit aller au-delà du périmètre de l’individu, selon la philosophe politique Katja Gentinetta.

Katja Gentinetta. «Atteindre à la liberté de l’autre provoque des tendances contraires.»
Katja Gentinetta. «Atteindre à la liberté de l’autre provoque des tendances contraires.»
28 septembre 2020, 1h58
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La Suisse reste un pays attaché au libéralisme. La philosophe politique Katja Gentinetta, chargée de cours auprès des universités de Lucerne et de Zurich, pense même que les évolutions récentes, comme la régulation du secteur financier d’après la crise de 2007/2008 ou la restriction des libertés individuelles pour surmonter la pandémie de Covid-19, ne le trahissent pas. Elles rappellent au contraire que le libéralisme ne peut maintenir sa position qu’à condition d’avoir un certain équilibre par rapport aux responsabilités, individuelles, mais aussi sociétales. Que le libéralisme ait contribué au succès de la Suisse est une évidence pour Katja Gentinetta, qui cite «l’état d’esprit privilégiant la liberté, critique envers l’Etat, le marché du travail libéral et la responsabilité individuelle. Cependant, un marché du travail libéral repose sur un partenariat social fort, qui s’adapte aux différents secteurs et régions. Notre histoire récente est celle d’une économie publique ouverte. Le partenariat social a su rééquilibrer à l’intérieur certains risques que comporte ce modèle d’ouverture, au point que certains ont parlé pour la deuxième moitié du XXe siècle d’une «économie de marché coordonnée». Mais le régime d’autorégulation à travers les associations de l’économie ne peut fonctionner que si la responsabilité fait partie intégrante des réflexions sur la liberté. Les deux sont étroitement liées.» Dans le contexte de la pandémie, «l’expérience du port de masques dans les transports publics a montré que des recommandations doivent être contraignantes. Cela pose la question de l’attitude libérale de chacun, qui préfère que l’Etat sanctionne des infractions par une amende. Chez les jeunes notamment, la liberté a trop de succès par rapport à la responsabilité. Nous devons rééquilibrer cette balance, sinon, nous risquons de sombrer dans le socialisme, et dans un Etat qui exerce son pouvoir de manière arbitraire», selon la Valaisanne d’origine qui vit aujourd’hui en Argovie et à Paris. Retraçant l’histoire depuis la création de L’Agefi en 1950, l’ancienne cheffe du projet Expo.02 pour le canton d’Argovie et directrice adjointe d’Avenir Suisse de 2006 à 2011 estime que le côté corporatiste fort caractérise la période d’après-guerre, marquée par la reprise, un besoin de rattrapage, mais aussi de stabilité. C’est la crise pétrolière de 1974 qui a créé une première rupture. La diminution de cette partie corporatiste s’est accentuée avec la mondialisation, la chute du Mur, engendrant des dérégulations fortes. La crise financière de 2007/2008 a provoqué une fin abrupte. «Nous avons dû constater que les marchés étaient certes libres, mais qu’ils n’étaient pas conscients de leurs responsabilités. Réguler les banques a été alors une réponse évidente. Le libéralisme se trouve aujourd’hui indéniablement un peu en crise, et cela tient aussi à ces exagérations, aux contradictions intrinsèques», insiste Katja Gentinetta sur le juste équilibre entre liberté et responsabilités. Si les acteurs économiques n’en ont plus conscience, les autorités, et encore plus le peuple, voire les manifestants dans la rue, peuvent le leur rappeler. Etre libéral ne signifie donc pas ne donner aucun rôle à l’Etat, d’autant moins que Katja Gentinetta observe des dérives: «Il ne peut pas être dans l’intérêt de la société que les entreprises n’assument plus aucune responsabilité, par exemple par rapport au climat, mais aussi concernant la représentation des femmes et d’autres minorités. Le politique doit formuler des exigences dans l’intérêt de tous, fixer des conditions-cadres. Si la société souhaite que ses activités ménagent mieux l’environnement, il n’y a aucune raison d’en exempter les entreprises. Elles sont les championnes de l’innovation. Celles qui savent s’y adapter le mieux en sortiront vainqueurs.»

Relire John Stuart Mill

Regarder le libéralisme du point de vue de la société permet de mieux saisir la responsabilité qui doit l’accompagner. «John Stuart Mill est souvent cité à mauvais escient, comme défenseur de l’idée ”si moi je vais bien, les autres vont bien aussi“. Pourtant, il voit aussi l’intérêt de la société, en tant que somme des intérêts des individus qui la composent, et le progrès de la société comme source de satisfaction pour l’individu. Avec son épouse Harriet Taylor, Mill était de surcroît l’un des premiers défenseurs des droits politiques des femmes. Pour moi, la liberté de l’individu s’arrête là où commence celle de l’autre. Remettre en cause la liberté de l’autre peut provoquer des tendances contraires. Il faut du courage et de la confiance en soi pour défendre notre libéralisme», explique Katja Gentinetta.

L’inacceptable délégation des risques d’Uber 

Elle cite des exemples où ces principes n’ont pas été respectés, notamment dans la disruption numérique, qui donnent un aspect plus concret. «En considérant ses chauffeurs en tant qu’indépendants, non employés par la plateforme, Uber délègue des risques à toute la société. Les jugements en sa défaveur montrent que cela n’est pas acceptable. Si le monde du travail évolue actuellement de manière à rendre les rapports professionnels plus ”libres“, mais aussi plus précaires, il faut pour le moins respecter le principe que cette délégation des risques n’est pas tolérable. Car l’entreprise bénéficie aussi de prestations fournies par la société. C’est ainsi qu’il faut repenser la sécurité sociale: elle doit aller avec le travail en tant que tel, indépendamment du statut d’employé ou indépendant.» L’égalité des chances ne concerne pas que l’accès à la formation. Pour la philosophe politique, ce terme désigne «la possibilité de faire usage de ses libertés pour mener la vie que l’on désire. Cela n’est pas encore assuré, surtout pas pour les femmes. Nous pouvons observer une transition progressive dans la répartition des postes à temps plein ou à temps partiel. Ces derniers concernent de plus en plus d’hommes aussi. Mais il faut d’autres mesures pour surmonter l’inégalité. Je préfère parler d’un congé parental, plutôt d’un congé maternité ou paternité: la naissance d’un enfant concerne les deux parents. Quant aux quotas féminins, «ils représentent, après des décennies sans vrai progrès, la meilleure des mauvaises pratiques, estime Katja Gentinetta. On fixe un pourcentage au lieu de réfléchir fondamentalement aux critères d’évaluation d’un dossier, et d’appliquer les méthodes qui ont fait leurs preuves pour éviter la discrimination sociale. Nous savons que nous pouvons faire mieux pour l’accès des femmes à des postes de dirigeant. Même si le système de formation fournit une énorme contribution positive, il faut encore beaucoup d’efforts pour surmonter ses propres biais, tant en politique que sur le marché du travail.»