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Daniel Borel: «Nous sommes à l’aube d’une ère nouvelle, celle de la créativité»

Grand entretien. Quarante ans après avoir fondé Logitech, Daniel Borel, entrepreneur dans l’âme, est toujours aussi passionné par les technologies qui façonneront la société de demain.

Daniel Borel. «Ce qui me stimule et fait monter mon adrénaline, c’est de pouvoir surprendre le consommateur avec des produits qui génèrent un «whouah».(Keystone)
Daniel Borel. «Ce qui me stimule et fait monter mon adrénaline, c’est de pouvoir surprendre le consommateur avec des produits qui génèrent un «whouah».(Keystone)
Sophie Marenne
L'Agefi - Journaliste
27 septembre 2020, 22h56
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Comme L’Agefi, il fête son septantième anniversaire en 2020. Formé sur les bancs de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) et de l’Université Stanford, l’ingénieur aux racines neuchâteloises qui a quitté la Suisse à l’âge de 26 ans, n’est jamais vraiment revenu y vivre. C’est grâce à lui que l’un des cœurs de Logitech bat en Californie et que la production à grande échelle s’est déployée en Asie dès 1986, bien avant ses concurrents. Il n’a pas déserté son entreprise lors des tempêtes et des licenciements de 1992, ni lorsqu’elle était au bord du naufrage en 2009. Il a piloté l’introduction du titre à la Bourse suisse en 1988, puis de l’autre côté de l’Atlantique au Nasdaq en 1997. A la retraite, Daniel Borel conserve le rôle honorifique de président émérite de ce fleuron informatique qui, l’an dernier, a passé la barre des deux milliards de souris vendues à travers le globe. Alors qu’il fait le tour du monde sur son catamaran, depuis huit ans déjà, il reste au fait des avancées technologiques et nous confie ses impressions, avec passion. Quelles seront les futures innovations qui changeront la face du globe?  La technologie est omniprésente. Elle est à la base des innovations qui changent le monde. Nous avons souvent l’impression d’avoir atteint un sommet, et à chaque fois, on réalise que ce n’est que la pointe de l’iceberg. En réalité, nous sommes en plein voyage vers un univers en constante évolution, qui nous réserve encore plein de surprises. En moins de 50 ans, les découvertes technologiques ont fondamentalement transformé la façon dont on vit, communique, travaille et se divertit. Dans les années 70, l’informatique domestique et les microprocesseurs ont mis la puissance de calcul à la portée de tout un chacun. Internet, dans les années 90, a révolutionné notre quotidien. Une des prochaines avancées sera celle de l’intelligence artificielle (IA) et de l’apprentissage automatique (AA). L’interface «Homme-Machine» évoluera vers celui du «Cerveau-Machine». L’ordinateur quantique dopera les performances. Quelle sera la caractéristique de cette prochaine phase? Grâce à l’IA/AA, nous sommes à l’aube de l’ère de la créativité. La technologie, mise au service de chacun, nous libérera des tâches mineures. Par exemple, alors que le photographe était maître de son appareil, son rôle sera redéfini. L’appareil connecté analysera les données de l’environnement à photographier et sera à même de faire le réglage optimal. La valeur ajoutée du photographe sera principalement la créativité dont il fait preuve, de par la sélection d’un thème et d’un environnement qui touchent son public. Dans un autre domaine le chirurgien n’opérera plus lui-même puisque grâce à l’IA, des robots seront plus à même d’effectuer les interventions standards. Le rôle du chirurgien sera donc davantage axé sur l’avant et l’après de l’acte chirurgical. Dans un domaine plus terre à terre, le traitement des informations collectées par des drones permet déjà au paysan de préparer des plannings d’irrigation et d’optimiser l’utilisation de ses sols. Et même, le tracteur opérera seul! Grâce à la technologie, nombre de contraintes disparaîtront. Elles laisseront le champ libre à la créativité, qui deviendra l’élément essentiel de la valeur ajoutée. On s’éloignera du «plus pour moins cher». La valeur ajoutée inclura la notion de créativité, ne serait-ce que pour adresser les questions liées à la durabilité et à l’éco-responsabilité. Cette évolution bouleversera nos habitudes. Elle exigera une vision, que ce soit au niveau politique, à celui des entreprises et des écoles. Or, la Suisse est plutôt résistante, ou pour le moins lente, confrontée aux changements... Comment le paysage industriel évoluera-t-il? Le paysage industriel s’est radicalement modifié sous l’impulsion des avancées technologiques et de la globalisation. Ce qui est certain, c’est que la compétition s’accélère dans le domaine des technologies nouvelles. La Chine est toujours plus active. Elle investit massivement entre autres dans les secteurs de l’IA et de la réalité virtuelle (RV). Les Etats-Unis ne sont pas en reste! En Suisse, je pourrais craindre que nous ne percevions pas toujours le danger de cette concurrence et de la rapidité de l’évolution du monde digital de demain. Peut-être nous faudrait-il «raser les montagnes... pour voir la mer» (Rires!) Oui, la numérisation s’accélère et la pandémie a été un point d’inflexion. Il y a l’avant et l’après Covid-19. Sous une forme ou une autre, le travail à distance, l’e-administration, l’e-commerce et les e-services vont s’installer dans la durée.  Nos bureaux sur le site de l’EPFL n’accueillent actuellement que 10% à 20% du personnel et cela ne changera pas avant janvier prochain. Chez Google, cette fermeture est aussi prévue jusqu’en 2021. La crise du Covid a été un accélérateur incroyable dans l’adoption généralisée des outils de télétravail. Profitons aussi de ces changements forcés pour penser davantage à l’écologie!

«A terme, seuls les emplois à valeur ajoutée subsisteront»

Comment se préparer aux bouleversements technologiques actuels, à la montée en puissance de la Chine, à l’après Covid? On n’a jamais pu protéger un secteur où la valeur ajoutée n’existe plus, que ce soit un pan industriel obsolète ou un segment devenu non concurrentiel. Faire face à la réalité pour s’adapter vite est un «must»! Mais encore mieux: anticiper… ce qui permet de gérer à moindre pression les actions à prendre.   Si je me réfère à l’histoire de Logitech, nous avons décidé l’arrêt de la fabrication en Suisse en 1988. Néanmoins, chaque employé a retrouvé un emploi. En 1992, nous avons vécu un coup dur lorsque les sous-traitants taïwanais ont mis sur le marché à prix cassés leurs propres ordinateurs. Les prix ont été divisés par deux ou même trois par rapport aux marques. «Année noire pour Logitech», titraient alors certains journaux, bien qu’elle le fût pour le monde informatique dans son ensemble. Compaq et IBM compris. Nous avons dû réinventer et redimensionner notre production en urgence. Taïwan est passé de 1000 à 500 collaborateurs, nous avons arrêté notre production en Irlande – 175 emplois – et la fabrication de millions de produits a été transférée en Chine. Aux Etats-Unis, nous avons licencié 372 personnes en stoppant la fabrication dans la Silicon Valley. Nous nous sommes implantés en Chine et sans «joint venture» dès 1994, soit avant toute concurrence.  Quand la valeur ajoutée disparaît, les emplois disparaissent. Face à ce problème, la responsabilité sociale de l’entreprise est de protéger l’employabilité des collaborateurs! Formation continue, des outils à la pointe. Hélas, il est impossible de garantir l’emploi à vie. Et à l’échelle du pays?  En Suisse, et dans le monde, le grand danger c’est le risque de la concrétisation d’une fracture numérique. C’est pourquoi les politiques doivent avoir une vision et une compréhension claire des enjeux futurs pour ainsi investir dans les segments de formation adéquats. Il est vital que les budgets de nos Ecoles polytechniques fédérales (EPF), des universités et de la formation en général, soient considérés comme des investissements, et non comme des dépenses. Les compétences de notre force de travail – notre seule vraie ressource –  seront essentielles pour maintenir les emplois futurs et le haut niveau de vie dont la Suisse jouit. Priorité oblige, on peut donc s’étonner que la rémunération des présidents des EPF soient largement inférieure à celle des directeurs de La Poste et des CFF! J’ai souvent plaidé pour un huitième conseiller fédéral issu du monde de la technologie, dont les connaissances et les compétences permettraient à la Suisse de développer une vision à long terme. Actuellement, il me semble que cette position fasse défaut.  D’autres idées pour une Suisse innovante? Pour innover il faut oser essayer et accepter l’échec. En Suisse l’échec n’est hélas socialement ni acceptable ni accepté. Churchill disait: «Success is never final, failure is never fatal». Le succès n’est jamais acquis, l’échec lui n’est pas irrémédiable... Avec Logitech, nous avons vécu des revers dans un pays qui les apprécie peu. Mais nous avons eu la chance de survivre et de rebondir encore et encore. Alors, soyons plus indulgents envers l’échec! Dans la Silicon Valley l’«engineer» est respecté et bien rémunéré, ce qui est logique dans la mesure où, sans ingénieurs, le monde digital vers lequel notre société évolue n’existerait pas. Ce sont eux qui inventent le futur. Ce sont eux qui sont à la base des métiers nouveaux. Il est vrai que mes parents auraient préféré me voir devenir avocat ou médecin, une profession socialement mieux reconnue. Pourtant, l’ingénieur est central dans l’évolution de notre société.  A nos débuts dans la Silicon Valley, Logitech ne pouvait lutter contre des Microsoft, Intel, Apple, Yahoo pour embaucher les ingénieurs de talents sortant de Stanford, Berkeley ou d’autres bonnes universités américaines. Cependant, grâce à notre présence suisse et à notre proximité avec les EPFL, EPFZ et HES, nous avons eu la chance unique de pouvoir engager des profils de haut niveau, que nous pouvions ensuite transférer en Californie. C’est grâce à cela que nous avons réussi à construire des équipes d’élite, alors que nous étions tout petits.  Rien ne s’opposait à ce que des sociétés telles que Google ou Facebook voient le jour en Suisse, et pourtant! A l’heure du big data qui doit nourrir les neurones de l’intelligence artificielle, on pourrait imaginer que la Suisse se positionne en tant que gardien neutre des données au niveau européen. Son message pourrait être: ne laissez ni aux GAFAM ni à la Chine le contrôle de  vos données, mais confiez-les à une banque centrale neutre! – (SM)

«Le vrai succès, c’est de survivre, même si parfois on sort mouillé»

Et s’il n’y avait pas eu Logitech, dans quel secteur auriez-vous rêvé d’innover? N’importe lequel. Ce qui me stimule et fait monter mon adrénaline, c’est de pouvoir surprendre le consommateur avec des produits qui génèrent un «whouah». Je suis fondamentalement un homme de produit. L’an prochain, Logitech célébrera ses 40 ans. Quel est le secret d’une telle longévité dans l’informatique? Avec la naissance de la microinformatique des années 70 – Intel, Microsoft, Apple – puis du PC avec IBM en 1981, suivi de l’internet, du développement d’une économie digitale et du Covid comme accélérateur incroyable, j’ai sans nul doute eu la chance de vivre une aventure unique. Avec raison, Steve Jobs disait: «The journey is the reward». C’est le voyage qui est la récompense, non le point d’arrivée qui change sans cesse. Ceci dit, aussi passionnante que cette aventure soit, le rythme des évolutions technologiques, la concurrence qui se renouvelle sans cesse, le stress généré et la brutalité de ce business ne laisse jamais de temps pour souffler. C’est comme faire de la voile par un vent de force six! Alors oui, le vrai succès, c’est de survivre même si parfois on ressort mouillé. La passion vous permet de vous surpasser encore et encore, et la vision de surmonter les problèmes quotidiens et de réaliser vos rêves.  En fait il n’y a pas de secret mais de multiples facteurs qui déterminent votre trajectoire. Pas besoin d’être parfait, mais être meilleur que la concurrence est essentiel. Avoir le sens de l’urgence, anticiper et courir plus vite que vos concurrents est vital. Et avoir une vision: la devise de Logitech est «Passion, People and Products» et un peu de chance! Dans ce monde technologique qui bouge vite, nos collaborateurs ont toujours été une des clés de notre réussite.   C’est un signe des temps, aujourd’hui notre capitalisation boursière est à la hauteur de celle du groupe Swatch. Pour moi qui ai eu le privilège de côtoyer Nicolas Hayek Sr. et de suivre l’évolution de son entreprise, jamais je n’aurais osé y rêver! Vous aimez le punch de certaines citations, alors… Avec mon vécu de ces 40 dernières années, je rejoins Churchill «Never ever give up». Walt Disney: «If you can dream it, you can make it»! Tout commence par un rêve.  Il y a aussi le rôle de la chance, et accepter que parfois «Better be lucky than smart»! Alors «Try and fail, but never fail to try». – (SM)